CHARLES SANSONETTI Rubrique

Libre pensée à propos de l’état de guerre suspendu en Artzakh


Mon analyse, très personnelle, n’est pas du tout rationnelle et ne prétend pas l’être, comme en de telles circonstances où plus rien ne tient lorsqu’une guerre éclair surprend, tétanise. Que valent les paroles, les raisonnements, face aux balles. La vitesse n’est pas dans notre camp car la tradition et l’histoire, les séquelles et les réparations, le génocide et les pertes sont notre passé, tout notre passé, et celui-ci occupe une place considérable.

Il va bien falloir être acteur de notre réveil et en finir d’être ce spectateur inféodé au Turc, ou au Russe. Quel que soit le puissant à l’ombre duquel on vit, Le Turc, il ne doit pas accaparer notre pensée, notre devenir. Quel que soit notre assujettissement au suzerain, Le Russe, il ne doit pas conditionner notre solidarité, notre indépendance d’action.

Penser que nous sommes faibles, c’est penser en lieu et place des cinq générations en arrière qui ont eu à connaître et perdre les terres, celles de la « Grande Arménie » comme celles de la « Petite Arménie ».

Que vaut un génocide non reconnu par la Turquie, à compter du moment où tous les autres pays l’ont reconnu ? Il demeurera toujours, un génocide non reconnu.
Que vaut le premier génocide du siècle, non reconnu par l’état juif ? Un génocide non reconnu.
Un génocide, non reconnu, devient un génocide, douteux.
Une Arménie qui aborde le 21e siècle et son futur, seule, sans reconnaissance, sans alliance, c’est une Arménie qui court à sa perte.

Maintenant, examinons notre condition présente. Tous les pays nous ont laissés choir depuis Sèvres et Lausanne. Quant à l’Arménie Soviétique, elle, a existé. L’U.R.S.S s’est effondrée mais une Arménie indépendante est née. Aussitôt, anticipant cette indépendance, à l’orée des années 90, la tentation génocidaire reprenait en Azerbaïdjan. De là, une guerre eut lieu et un Artzakh indépendant naissait à son tour.

Ainsi, une Arménie indépendante apprendra à se gouverner, toujours sous l’aile de Moscou, mais avec le boulet de l’Artzakh au pied. En presque 30 ans, n’ayant toujours rien construit comme modèle démocratique viable, l’Arménie se laissera surprendre par une vague contestataire, ce sera la révolution de velours de 2018.

Tant d’inaction, et c’est désormais la jeunesse qui réclame des réformes.

Et puis, une guerre, la guerre, depuis longtemps prévisible, a lieu. Plusieurs milliers de jeunes arméniens périssent. La faute à qui ? Levon Ter Pétrossian, Robert Kotcharian, Serge Sarkissian ou Nikol Pachinian ?

On s’en fout. Les morts s’en foutent. Les familles s’en foutent.
Ce qui est fait, est fait. Ce qu’il fallait faire n’est plus la question.
Ce qui est important, c’est que tout était prévu, et donc, inéluctable.
C’est bien cette jeunesse qui est partie mourir, n’est-ce pas ? Celle-là même, qui s’est révoltée contre l’inaction.

Cette jeunesse a donc gagné sa révolution et sa guerre. Elle a combattu et résisté contre une armée surpuissante, sans disposer d’aucuns moyens comparables, a tenu 45 jours et a infligé des défaites. Elle a surtout préservé l’Artzakh, elle l’a sécurisé comme aucun des gouvernements précédents ne l’avaient fait, en permettant aux Russes de s’installer définitivement en Artzakh.

Certes, hormis les districts passés sous contrôle arménien lors de la première guerre du Karabagh, et qui ont toujours eu destination à retourner à l’ennemi, les soldats de cette dernière guerre d’Artzakh ont cédé 30% d’un territoire historique qu’on s’arrogeait depuis le cessez-le-feu dans un imaginaire collectif qui n’appartient qu’à nous…

Les frontières, perdues.
Des frontières d’un pays où les montagnes se perdent, elles-mêmes, dans des brumes qui culminent à plus de 3000 mètres d’altitude…

Donc l’Artzakh est sauf. Il a perdu une jambe.
L’Arménie a fait sa révolution. Maintenant, l’Arménie pleure ses morts, elle pleure sur son sort, elle pleure.

L’Arménie du 21e siècle ne s’est pas encore réveillée.
Au lendemain de cette dernière guerre, l’Arménie doit se réveiller. La guerre n’est jamais finie…

L’Arménie n’existe pas grâce à ses voisins immédiats, les deux autres composantes des républiques transcaucasiennes. L’Azerbaïdjan est devenu un ennemi juré. La Géorgie, au mieux, un traitre. Ces « petits pays » ne seront jamais utiles politiquement, car trop vulnérables et peu fiables.

Le deuxième cercle, lui, n’est constitué que de puissants. Des puissances que l’Arménie ne peut que subir :

- L’Iran, ne sera jamais l’ami de l’Arménie, mais il sera toujours son allié objectif, et pour longtemps, car pour maîtriser l’hégémonie des Azéris au nord, au deçà de sa frontière comme au delà, l’Iran protègera toujours la légitimité historique d’une présence arménienne contre une exclusive azerbaïdjanaise. L’Iran est la cible de l’état juif et des américains, qui lui contestent sa prétention au monde. Pour ces derniers, l’Iran ne doit pas tenir son rôle et jouir de sa toute indépendance. Pourtant, personne ne lui conteste le droit de vivre. La Perse, ce n’est pas la Mésopotamie. Alors dans cet espace, l’Arménie a un rôle à jouer pour faciliter un dialogue au point mort, puisque coexistence oblige. Une Arménie ambassadrice est possible.

- La Turquie, un ennemi mortel contre lequel on ne peut rien, sauf à le contraindre à changer de l’intérieur. Un processus long qui exige de lui couper l’herbe sous le pied, c’est à dire de le désarmer de toute initiative politique. Pour l’heure, La Turquie n’est entravée par personne pour prendre une décision majeure chaque mois, face au monde… C’est ce qui lui permet de tenir le « crachoir » et que tous les autres réagissent selon ses options, aussi extrêmes soient-elles. A l’Arménie de lui contester ce rôle et tenir le « crachoir médiatique ». Une Arménie numérique est nécessaire.

- La Russie, un allié historique, une condition sine qua non d’existence, de survie. La guerre en Artzakh a bénéficié depuis les années 90 de cette alliance historique, mais elle s’est réveillée singulièrement, peu après le 10 novembre 2020, lorsque les troupes russes sont entrées en Azerbaïdjan. Cette alliance restrictive, limitée à l’Arménie sur un premier niveau, est devenue mortelle pour défendre l’Artzakh, et puis s’est révélée libératrice, en tant que force de paix, ou du moins, garante d’un nouveau cessez-le-feux.
Ainsi, l’Histoire est partie pour lier le destin des arméniens à ceux des russes pour les trente prochaines années.
Les nouvelles générations arméniennes qui ont méconnu la réalité de la Russie Soviétique, ne doivent pas oublier les conditions de leur indépendance retrouvée ou de leur survie. Un avenir russe se prolonge donc naturellement, qu’on le veuille ou non. L’élection du Russe au côté de l’Arménien pour le désigner en tant que langue co-officielle du pays, s’impose de soi. Une Arménie russophone semble inévitable.

Selon un cercle plus large encore, que trouve-t-on ? L’occident, l’Europe et l’Amérique :

- L’Europe est trop loin, trop divisée, trop pro-turque, car trop allemande. L’Allemagne d’aujourd’hui n’est plus nazie, mais elle est encore pro-turque. Elle continue son alliance avec « la Porte », puisque le génocide n’a pas été reconnu.

- L’Amérique est bien trop loin, trop anti-européenne, trop anti-russe, trop anti-iranienne, trop pro-israélienne, trop pro-turque, trop pro-britannique, trop pro-business global et anti développement local.

Désormais, la diaspora arménienne de ces pays a compris qu’en cas de guerre en Arménie, leur pays de naturalisation ne sera pas solidaire de leur pays d’origine, l’Arménie.
Enfin, un progrès grâce à cette guerre ! Trêve d’ironie.

L’Arménie, depuis son indépendance retrouvée il y a bientôt 30 ans, s’est peu à peu affirmée comme le foyer national arménien pour n’importe quel arménien du monde. De Syrie, du Liban, d’Irak, d’Iran, d’Egypte, où des tumultes ou des guerres ressurgissent. Mais également d’Europe, ou d’ailleurs, où des crises économiques surviennent. Le danger de l’assimilation pose la question de choisir entre une arménité sauvegardée et une arménité retrouvée.
Sans renier leur place incontestable qu’ils tiennent dans leur pays d’adoption, ancrés depuis cinq ou six générations, les arméniens du monde s’ouvrent également à l’Arménie pour y jouer un rôle, et pourquoi pas, participer à son développement.

Il est temps, pour l’Arménie, à l’occasion de l’élan de fraternité déployé par sa diaspora mondiale, lors de cette dernière guerre, d’engager un processus légitime de double nationalité, afin que chaque arménien qui le désire, devienne également Arménien, tout court.
D’abord, cela fera mentir le fatalisme local selon lequel l’Arménie, ça se quitte !
Et si, demain, les arméniens d’Arménie observent un processus d’intégration grandissant d’arméniens de l’extérieur, alors une certaine confiance en l’avenir s’installera.
Et si, pour chaque arménien tué par un turc, l’Arménie délivrait, par principe, 100 double nationalités, alors c’est le programme de naturalisation de près de 500 000 nouveaux arméniens dont on parle, à propos du dernier conflit.

Une Arménie, nouvelle terre d’adoption, pour une diaspora en recherche de renouveau, voilà un rôle à sa mesure. Et l’Artzakh, de devenir la terre des pionniers.
Lorsque l’état hébreu met en scène l’Alya, il procède à un accueil des familles sur la terre sainte, et en premier lieu, dans les territoires occupés.
Les Arméniens qui investissent ou s’installent dans le foyer national, doivent le faire de préférence et en priorité, en Artzakh.
La population doit doubler dans les 10 ans, selon ce principe et bien d’autres incitations.
350 000 résidents est un objectif réalisable.
Les allogènes pourront stimuler un tissu de petites industries et de start-up qui pourra, à son tour, attirer des arméniens d’Arménie.

Après tant de sacrifice, un avenir doit se dessiner en Artzakh. Il suffit de vouloir et obtenir ce pour quoi tous nos jeunes morts se sont battus !

CHARLES SANSONETTI - réalisateur

par La rédaction le vendredi 1er janvier 2021
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Photo : Charles Sansonetti célèbrant les 102 ans de sa voisine Mme Terzian, née le 10 mai 1918 à Damas, de parents survivants aux déportations du désert de Deir ez-Zor, quelques deux semaines avant la Bataille de Sardarapat...et toujours de ce monde.




 
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