Muriel Pernin Rubrique

Aram des Réminiscences Le point de vue de Muriel Pernin


Pourquoi faudrait-il toujours inventer les fictions ? Aram des réminiscences. On souffre un peu quand on sort du film de Robert Kéchichian. Pas seulement à cause du sang, du suspense, de la cadence, c’est au-delà de cela : à cause peut-être de ce qui pèse sur les épaules des personnages, à cause de ce qui vient du passé et qui se transmet inexorablement. Dans l’Antiquité, on parlait de tragédie. Aujourd’hui, la psychanalyse utilise d’autres mots comme réminiscence, « survivance »(*1), « héritage clandestin »(*2) pour caractériser ces choses d’hier qui s’imposent irrémédiablement en dépit de la volonté de se reconstruire ou qui réapparaissent après avoir oublié une génération. Dans Aram, il n’est pas question du génocide arménien, sauf à un moment nié dans la bouche du diplomate turc, pourtant le génocide fait le film. L’engagement d’une génération dans la lutte armée, qui donne prétexte à ce bon thriller, comme ses conséquences dans la vie de ses militants - quelques-uns sont morts dans cette guerre de résistance ou vivent aujourd’hui encore séparés de leur famille - est quand même la résultante de l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman par le gouvernement Jeune turc. A ceux qui doutent encore de la pertinence de sa reconnaissance, à d’autres qui s’interrogent sur la nécessité de légiférer pour endiguer les futurs phénomènes génocidaires, Aram exprime ce qu’il advient d’un génocide. Les crimes contre l’humanité n’ont pas de fin : ils sont les mères de la violence.
Résistance ? Oui, c’est bien de pouvoir parler maintenant de l’engagement dans la lutte armée d’une génération qui avait vingt ans dans les années soixante-quinze et quatre-vingt et qui, en Occident, a renoncé au silence. Il est bien de pouvoir en parler maintenant parce que, depuis le 11 septembre 2001, personne n’est très à l’aise avec ces questions qui touchent à l’utilisation des armes pour sortir de l’ignorance et exister. Qu’est-ce qui fait résistance ? Qu’est-ce qui est terrorisme ? Où se trouve la limite ? La résistance serait-elle exclusivement refus de vengeance mais porteuse de liberté et de reconnaissance ? Le terrorisme serait-il toujours sans innocence, une odieuse boucherie, une force de frappe aveugle au service d’un idéal sans liberté ni justice ? Robert Kéchichian, qui se place exclusivement du côté des résistants - son Aram est le héros universel des causes humanistes, héritier de tous les Manouchian -, ne légitime jamais la violence. Il se contente d’en effleurer les conséquences à travers ce fils - Levon, le frère d’Aram - que le combat pour sortir du silence a privé de voix.
L’amour. Au cinéma, on s’étreint pour faire comme si, ce qui se voit et paradoxalement émeut. Dans Aram, les acteurs donnent le sentiment d’être dans le film ce qu’ils sont dans la vie au point que les scènes d’affection en deviennent de vraies scènes d’amour. Celle du bain, des retrouvailles entre les deux frères, de la tante et de sa nièce qui parlent du père sont purement ethnologiques de l’amour dans une famille, ce qui fait du bien et ce qui fait de ce thriller un film pas comme les autres - on est loin de la famille emblématique de Don Corleone dans le Parrain, l’une des références de Robert Kéchichian. Ce qui touche aussi, c’est que le drame politique sort de la sphère politique pour entrer dans celle des gens ordinaires que nous sommes tous. Ici, il est question de la famille arménienne qui pourrait être toutes les familles du monde : grâce à cela, Aram demeure le fils aîné, pas seulement le personnage désincarné du combattant militant. Question ! A la fin des films ou des livres qui ont un lien prégnant avec la réalité, l’auteur ajoute une petite phrase pour dire de son travail qu’il est une fiction et que toute ressemblance avec des personnes de la vie réelle relèverait de la coïncidence. Dans un film comme Aram où les scènes et les personnages ramènent les spectateurs à cette réalité prégnante, ce texte final en précaution d’usage devient une figure de style, presque un label attestant qu’il y a tout de même un peu de fiction dans tant d’histoires vécues. Il est vrai que, tout au long du film, à cause du sujet sans doute, de sa référence à une histoire immédiate, nous voudrions y voir tous ceux que nous connaissons, les bons comme les méchants, les Aram que nous avons en Arménie ou en France, les « véreux » pourtant défenseurs de cause - l’avocat Kavedjian -, et même ce Talaat dont le curriculum vitae ressemble à celui d’un ancien ambassadeur turc en France, grand destructeur de villages kurdes.
Cette proximité avec le réel fait parfois la fragilité de ce genre de films. Ils sont si proches de la réalité que nous pourrions les prendre pour des documentaires - Aram débute par les belles images entre autres de Frédéric Tonolli sur Stepanakert en guerre - ou pour de talentueuses vidéos de famille - la scène du mariage est plus vraie que nature - ce que, de toute évidence, ils ne sont pas. Alors, quant à la fin de l’avant-première à Villeurbanne(*3), Robert Kechichian a expliqué au public, essentiellement arménien, que tout était inventé, que de deux ou trois événements passés il en avait conçu un seul et que son héros était d’abord un résistant aussi mythique qu’universel, j’aurais aimé lui dire : pourquoi faudrait-il toujours inventer les fictions ?

par le jeudi 2 janvier 2003
© armenews.com 2024



*1 Muriel Pernin a écrit Génocide, l’Arménie oubliée publié chez Syros ; depuis 1995, de nombreux articles sur l’Arménie et le Haut-Karabagh dans la revue Diagonales Est Ouest.

*2 Les mots de « survivance » et d’« héritage clandestin » sont empruntés à Janine Altounian. La Survivance Traduire le trauma collectif publié aux éditions Dunod

*3 C’était le 25 novembre 2002 au cinéma Le Zola à Villeurbanne ans le Rhône