Denis Donikian Rubrique

Révolution téléphérique à Tatev


Le 16 octobre 2010, Tatev aura fait sa révolution téléphérique. Deux mois plus tôt, j’aurai vu Tatev le village et Tatev le couvent comme ils ne seront sans doute jamais plus. Le Tatev pauvre et le Tatev religieux viennent de faire leur entrée solennelle dans la turista folklorique. Le couvent s’était déjà vidé de toute vie spirituelle. Les messes et les prêtres envoyés par le locataire d’Etchmiadzine n’étant que des cautères sur des pierres déjà mortes. Devenu objet de curiosité, l’église de Tatev est forcée de se muer en corne d’abondance. Les voyeurs de la foi perdue viendront en nombre pour admirer leur propre vide. Le tropisme touristique de ce centre, autrefois scientifique et mystique, ne manquera pas de saupoudrer d’argent et d’os les âmes perdues des habitants. Ainsi va le monde.
Le journal télévisé aux ordres du gouvernement a rappelé jusqu’à plus soif qu’il s’agissait du téléphérique le plus long jamais construit. 5 kilomètres 700. Et puisque ce téléphérique était en Arménie, ce téléphérique était arménien. (De la même façon que l’Arménie est le premier État chrétien etc., que le génocide arménien est le premier etc., que la plus vieille chaussure jamais découverte a chaussé le premier unijambiste arménien, et blablabi et blablaba...) Dans son discours d’inauguration, le Président a rappelé que « Tatev l’Église a représenté un des efforts les plus compétitifs de son temps. Pour être compétitif sur le marché international, nous allons étudier dans d’autres pays, sans pour autant négliger les leçons à apprendre en Arménie même. Tatev l’Université était une des institutions scientifiques les plus compétitives et Saint Grégoire un des penseurs les plus en vue de leur temps ». Dès lors, l’Arménie d’aujourd’hui ne pouvait pas faire moins que d’avoir le téléphérique le plus long au monde pour qu’il lui rapporte un argent aussi long que le bras.
Chacun aura remarqué avec quelle habileté de jongleur, le Président aura glissé sans vergogne du religieux vers l’économique, du spirituel vers le bizness. Et que pouvait-on attendre d’autre d’un roué militaire mué en renard politique sinon ce genre de dialectique par contamination qui fait de l’esprit le piédestal de la raison économique Et comme ce Président est l’orchestrateur de l’idéologie nationale, il aura donné le la pour que ses journalistes à la botte noient le poisson de la chose vraie dans un bouillon de mots superlatifs et dithyrambiques. À savoir que sans la technologie italienne et sans la compétence helvétique, l’argent arménien n’aurait pu mettre au monde ce miraculeux téléphérique le plus long de l’histoire des hommes. Le discours du Président tenu ce 16 octobre 2010 à Tatev, urbi et orbi, devant son monde et devant le monde, était une honte. Plutôt qu’une victoire de l’homme sur la nature, il a habilement transformé ce téléphérique en œuvre arménienne. Au lieu de tirer de Tatev une leçon pour l’universel, il a versé dans le nationalisme le plus étroit. En négligeant le travail des Italiens et des Suisses, il a injurié l’esprit humain, réduisant le savoir à un objet de commerce, sinon à un mode d’enrichissement. C’était dire qu’avec l’argent, les Arméniens pouvaient se payer l’Europe. Il est vrai que les Arméniens tels que l’Arménie les a faits ont une tournure d’esprit qui les rend plus aptes à inventer les mécanismes les plus sophistiqués pour monter des industries financières qu’à perfectionner les technologies de pointe. Ils savent si bien imiter le capital qu’ils n’ont aucun mal à le porter au-delà des limites de la légalité, se souciant peu de s’approprier les conquêtes modernes de la science avec l’ambition de dépasser leur modèle. N’est pas japonais qui veut. Ni arménien qui veut non plus. Non contente de gangrener son propre pays, la maffia arménienne s’exporte pour défier les nations les plus riches et y donner des leçons au crime organisé sur son propre terrain. « Bravo ! Bravo ! » ont dû s’exclamer avec une point de jalousie les parrains américains à propos de l’affaire Medicare.
Dans cet ordre d’idée, les présentateurs du journal télévisé présidentiel n’ont eu de cesse de rappeler que le caractère d’exception de ce téléphérique devrait beaucoup profiter au pays. (Comprenez à ceux qui tirent les ficelles, non à leurs marionnettes). Pour preuves, disent-ils, la Tour Eiffel et les Universal Studios d’Hollywood, qu’on vient visiter du monde entier et qui rapportent des sommes fabuleuses. Sauf que Tatev n’est ni Paris ni Los Angeles, mais un trou perdu dans un pays dont personne ne sait rien et qui n’intéresse personne. Exception faite d’une poignée de Japonais bien sûr. Quant aux Chinois, leur muraille leur suffit, laquelle se voit depuis l’espace. Ce fait démontre que l’ego culturel des Arméniens agit comme un miroir déformant. Tout cocardier arménien en voyage se garde bien de minimiser les « merveilles » de son pays au regard de celles rencontrées à l’étranger. Il y perdrait ses plumes de petit coq de village et devrait rengorger sa chansonnette triomphaliste. C’est que, voulant combler la perte causée par le génocide, il monte en épingle la moindre petite performance pour lui donner un caractère d’exception parmi les exceptions sans craindre de verser dans le ridicule, de perdre le sens de la mesure et de faire des paris économiques risqués. Car Tatev risque de devenir ni plus ni moins qu’un second Geghart, un second Garni, permettant tout juste à une armée de villageoises de vendre du gâteau local.
Reste que dans le domaine de la négligence et de l’impéritie, les Arméniens atteignent souvent les meilleurs classements. Dieu sait ce qu’il adviendrait de ce beau téléphérique le plus long du monde si la maintenance suisse ou italienne se mettait à travailler trop longtemps dans d’autres pays soucieux de battre eux aussi des records de longueur. Il faudra revenir dans cinq ans voir si toutes les cabines font encore la ronde ou si elles battent de l’aile.
Il n’empêche. On nous assure que le téléphérique n’est qu’une étape dans le renouveau de toute la région. Sa construction aura déjà permis la réfection de la route qui monte au village. Il était temps. Mais bientôt on pourrait bâtir des hôtels non loin du couvent. Un archéologue déplorera devant moi cette fringale de constructions. Elles noieront forcément l’originalité du couvent. Comme les pacotilles de toutes sortes vendues par des villageois formés à l’école de leur président biznessman finiront par noyer et l’esprit de l’esprit et l’esprit de la croix. Cette croix dont les Arméniens ont déploré l’absence sur le toit d’Aghtamar.
Ainsi donc, voilà bien où conduisent les rêves de grandeur économique quand le réel est déformé par l’ardeur nationaliste. Affirmons sans détour que les hommes politiques et les hommes religieux d’aujourd’hui étaient les moins aptes à prolonger l’esprit de Tatev. Au lieu de lui donner la vocation d’un nouveau Vézelay, ils ont réduit Tatev à une Tour Eiffel en forme de tiroir-caisse. Car s’ils connaissent les profits de la Tour Eiffel, ils ne savent rien de Vézelay et ne semblent pas intéressés à en savoir davantage que leur ignorance. Plutôt qu’une colline inspirée irradiant sur le monde, ils ont préféré en faire une sorte de Las Vegas pour gros aigrefins donnant du foin aux villageois qui n’attendaient que ces manœuvres de tourniquet téléphérique pour améliorer leur infortune.
Certains auraient voulu que Tatev soit un autre Mont-Athos. Oubliant que les moines arméniens d’hier ont cédé leur place à des banquiers et que les établissements financiers poussent d’autant plus vite que les couvents continuent de tomber en ruine. Hier on recherchait la nudité du Christ nu, on s’évertuait à se dépouiller des oripeaux du siècle. Aujourd’hui on habille son corps de graisses animales, de vêtements griffés, de villas somptueuses, de décors kitsch, de voitures pimpantes. Les religieux eux-mêmes, insensés porteurs d’évangile, sont contaminés par cette course générale au luxe et à la volupté dont les manifestations ostentatoires suffisent à violenter l’œil autant que la raison. Or, si l’Arménie étouffe, c’est qu’il lui manque un lieu qui garde vivaces le sens et l’avenir de la compassion, qui rende au pauvre sa dignité et qui ébranle le cannibalisme des arrogants, partisans du libéralisme sauvage qui ravage la société.
Ce que Tatev le couvent pourrait être sans se renier ni abandonner le village à la désespérance ? Un grand centre de la pensée et de la religion. Un lieu de colloque et de prière. De recueillement et de ressourcement, où l’écologie aurait sa part dans une réflexion sur une économie en quête de renouveau, d’originalité et de justice, aussi bien pour l’Arménie que pour le monde. Car l’esprit sera toujours plus rayonnant que l’argent. Qu’on se le dise...

Denis Donikian
La traduction en arménien de cet article se trouve dans le pdf ci-joint :

par le vendredi 5 novembre 2010
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