RENE DZAGOYAN Rubrique

La force de l’inertie


Le 11 juin 2014, les troupes de l’état Islamique en Irak et au Levant (EIIL) kidnappent 79 citoyens turcs parmi lesquels le consul de Turquie à Mossoul, des membres des forces spéciales et trois enfants. Une semaine plus tard, le mercredi 18 juin, les députés de l’opposition CHP produisent des photos d’une des chefs de l’EIIL, Abu Muhammad, soigné dans l’hôpital d’état de Hatay, en Turquie, tandis que le député CHP İhsan Özkes déclare détenir la preuve qu’ordre fut donné par le ministre de l’Intérieur Muammer Güler aux autorités d’Hatay d’héberger et d’assister les membres du groupe terroriste opérant dans cette province. Naturellement, le gouvernement Erdogan dément mordicus cette version moderne de l’arroseur arrosé, tout comme il dément abriter sur son sol les extrémistes d’Al-Nosra, lesquels ont traversé sa frontière pour envahir Kessab.

Tous ces démentis seraient risibles n’était l’inextricable situation dans lequel se trouve maintenant le Moyen-Orient. La Turquie est victime des rebelles de l’EIIL qu’elle protégeait, le pouvoir à Bagdad est à son tour menacé par ces mêmes troupes à qui il laissait le libre passage de sa frontière, pendant que les Kurdes d’Irak, voyant Mossoul envahi, en profitent pour intégrer Kirkouk à leur pré carré, affaiblissant ainsi Bagdad qui combat le même ennemi qu’eux. Simultanément, la Turquie protège Al-Nosra au même moment où elle classe ce groupe comme terroriste et lié à Al-Qaïda, l’Iran envoie le Hezbollah soutenir Bachar en Syrie, puis les chiites irakiens arrêter l’EIIL, pendant que l’Arabie Saoudite et le Qatar financent le tout, tout en demandant la protection des Américains qui combattent ceux qu’ils soutiennent. En 2003, les états-Unis promettaient d’instaurer la démocratie dans la région. On en connaît le résultat.

Dans ce numéro, le député PS Jean-Marc Germain parle de la nécessité urgente de trouver une formule spécifique de démocratie pour la Syrie, formule qui ne peut venir que de l’extérieur. Déclinons-en ici les conditions minimales. La première est d’abord que « l’extérieur », c’est-à-dire les grandes puissances veuille bien sortir de la torpeur dans laquelle elles sommeillent depuis leur renoncement à l’invasion syrienne. De toute évidence, elles ne sont pas prêtes de se réveiller, si l’on en croit le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, qui déclarait le 12 juin, lors de sa visite en Espagne, que « l’OTAN ne s’ingérerait pas dans la situation en Irak... Pour le moment, l’OTAN ne joue aucun rôle... Nous n’avons pas été commissionnés, aucune partie ne nous a demandé quoique ce soit. » Du côté de l’OTAN, donc, point de salut. Comme « extérieur », il y aurait encore le groupe hors-OTAN, la Chine, la Russie et l’Iran. Mais hélas, la troisième de ces puissances est précisément une des cibles indirectes du conflit, car affaiblir la Syrie et l’Iran chiite ne vise à rien d’autre qu’à affaiblir Téhéran, tout comme le conflit ukrainien vise à affaiblir la Russie. Une initiative isolée russo-perse aurait ainsi peu de chance d’aboutir. Pour qu’elle en ait, il faudrait que Poutine et Rohani s’asseoient à la même table qu’Obama, Merkel, Cameron et Hollande, mais pour ce faire, il faudrait auparavant que le différent ukrainien soit résolu tout comme les menaces sur le nucléaire iranien. Ça fait beaucoup de préalables pour amorcer le début d’un commencement de démarrage de préliminaires à des négociations. La Turquie, pour sa part, qui rêvait d’étendre son califat à Damas, se gardera bien désormais de remettre le doigt dans un engrenage qui lui coûte, on l’a vu, près d’une centaine d’otages. Quant à la Chine, qui lorgne depuis des lustres sur les gaz russe et iranien, peu de chance qu’elle se désolidarise de ses deux fournisseurs potentiels pour les beaux yeux d’une paix au Moyen-Orient dont elle se soucie comme d’une guigne. Comme « extérieur », restent enfin l’Arabie Saoudite et le Qatar, financiers des groupes rebelles, dont on voit mal pourquoi ils couperaient le robinet de leur financement, sachant que ces mêmes groupes, à l’instar de l’EIIL vis-à-vis de la Turquie, retourneraient illico contre eux les armes qu’ils ont payé de leurs deniers. Mieux vaut pour eux que les libérateurs de l’Islam restent le plus loin possible du berceau du Prophète.

Ainsi, tout compte fait, on voit mal quels sont les acteurs « extérieurs » qui pourraient influer sur le cours de la guerre généralisée au Moyen-Orient, à moins que cette influence aille dans le sens d’une amplification du conflit. Néanmoins, ce que retiendra l’histoire de ce conflit est l’étonnante passivité, voire inexistence des Occidentaux dans la solution d’un problème créé d’abord par l’élimination de Saddam Hussein (dont la dictature a, sans doute, fait moins de mort que la « démocratie » qui lui a succédé), ensuite par la déstabilisation de Bachar Al-Assad (dont la répression a sans doute coûté moins de victimes dans le peuple syrien que celles occasionnées par ses libérateurs). à croire que, du simple point de vue comptable, les tyrannies sont moins sanglantes que les guerres dites de libération. Mais au vu du nombre de morts qui ne cesse de croître dans l’apathie complète de l’Occident, on sait maintenant que la force de l’inertie est véritablement une force.

par le samedi 19 juillet 2014
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