RENÉ DZAGOYAN Rubrique

Faut-il encore parler du génocide des Arméniens, par René Dzagoyan


Le 24 avril 2014, le président Hollande se prononçait devant le mémorial des Arméniens cours Albert 1er à Paris pour réaffirmer une fois de plus l’engagement de la France dans la reconnaissance du Génocide de 1915 et la nécessité de pénaliser sa négation. En cela, il se situait dans la droite ligne de la politique du Président Mitterrand qui, 1981, utilisait, pour la première fois dans la bouche d’un chef d’Etat français, le terme de « Génocide » à propos du massacre d’un million et demi d’Arméniens dans la Turquie ottomane. Comme on le sait, ce génocide a été officiellement reconnu vingt ans plus tard par la loi française en janvier 2001 sous le président Chirac, et la pénalisation de sa négation a été tentée par deux fois, d’abord en 2006 à l’initiative de François Hollande, alors premier secrétaire du PS, puis en 2011 à celle du président Sarkozy. On peut donc dire qu’il y a sur ce sujet consensus des élus et chefs d’Etat successifs et, par là même, continuité de l’Etat.

Le citoyen français « lambda », comme on dit, peut légitimement se poser la question de la pertinence d’une telle obstination à maintenir vivant dans le paysage politique français un événement qui remonte à 99 ans. Ne faudrait-il pas à ce compte, s’interroge-t-on souvent, rouvrir le dossier du massacre des Vendéens en 1794, celui des Indiens d’Amérique au XIXe siècle, de l’hécatombe programmée par Staline en 1932-33, etc. Et de décliner la longue liste des atrocités commises depuis la nuit des siècles ? La question mérite réponse.

La première se trouve dans la longueur de la liste même. En effet, jusqu’au procès des auteurs du génocide des Arméniens à Istanbul en le 5 juillet 1919, conclu par leur condamnation à mort par un tribunal militaire turc, aucun des initiateurs des massacres précédents n’a été poursuivi les faits qu’ils avaient commis. Premier en date, le procès des Unionistes turcs a reconnu l’extermination d’une population civile comme un fait de droit, approche qui sera reprise par le procès de Nuremberg dans le cadre, cette fois, d’un tribunal international. L’objectif de l’un et de l’autre procès était double : d’abord, ne pas laisser impuni les crimes contre l’humanité, ensuite, les prévenir en rendant effectives des sanctions envers ceux qui les commettraient. C’est toujours l’objectif de la Cour Pénale Internationale.

Laisser dans l’ombre ou oublier le génocide des Arméniens reviendrait ainsi à envoyer à tous ceux qui seraient tenté de le reproduire un message au terme duquel on permettrait à un Etat d’exterminer une partie de sa population s’il est assez habile ou assez puissant pour ne jamais être forcé d’admettre son crime. Autrement dit, si vous avez l’intelligence ou la force d’éviter un procès pour génocide pendant un siècle, vous avez le droit de massacrer qui vous voulez. C’est précisément pour se prémunir contre cet état de fait que les crimes contre l’humanité ont été qualifiés par le droit international d’« imprescriptible », c’est-à-dire sans limite de temps. En exigeant que le génocide des Arméniens soit reconnu par l’Etat qui l’a commis, la France ne fait que mettre en évidence la réalité et la force de cette « imprescription » qu’elle a elle-même contribuée à introduire dans le droit international. A l’inverse, ne pas agir pour une reconnaissance pleine et entière du génocide des Arméniens par l’Etat qui en est l’auteur reviendrait à donner un blanc-seing à lui et à d’autres, pour tout autre crime contre l’humanité pour autant qu’ils sachent, comme on dit, jouer la montre. En ce sens, la position de la France, à travers l’actualisation permanente du génocide des Arméniens, revient à défendre dans les faits les principes des Droits de l’Homme dont elle a été l’inventeur.

Ce qui explique encore la permanence de la question arménienne dans le paysage politique français tient dans l’engagement que la France a prise dans le cadre de deux traités internationaux, ceux de San Stefano et de Berlin en 1878. Certes, ces deux textes ont été signés il y a longtemps, mais la continuité de l’Etat français leur donne toujours force de droit. Aux termes de ces textes, la France s’est porté garante de la sécurité et du respect des droits des Arméniens dans l’Empire ottoman et des Etats qui lui ont succédé. Lors du massacre de 300 000 membres de cette communauté entre 1894 et 1896 par le sultan Abdul-Hamid II, une voix s’est élevé, celle de Jaurès qui, à la tribune de l’Assemblée Nationale relevait : « Voilà dix-huit ans qu’elle (la France) avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. ». Malgré ses appels répétés, ceux de Clemenceau, d’Anatole France et bien d’autres, la France n’a pas respecté ses engagements et l’impunité dont a bénéficié le pouvoir ottoman de l’époque, liée aux puissants intérêts financiers des pays occidentaux, a été l’une des principales causes du génocide de 1915. Dans ce génocide, la France, quoi qu’on en dise, a sa part de responsabilité. Rien de tout ceci ne serait sans doute arrivé si elle avait écouté les paroles prémonitoires de Jaurès.

Lorsque, depuis maintenant trente-trois ans, par la voix de ses chefs d’Etat et de ses élus nationaux de manière continu, la France dit et redit que le génocide des Arméniens est une réalité, que sa négation doit être puni et que l’Etat qui l’a commis doit le reconnaitre, elle dit le droit qu’elle a elle-même établi, mais ce faisant, elle ne fait que rembourser une dette. Certes la liste des massacres est longue, mais c’est un des honneurs de la France que de vouloir y mettre un terme.

René Dzagoyan

par le lundi 28 avril 2014
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