MYRIAM GAUME Rubrique

La démission factice ?


A l’heure où l’Arménie suspend son souffle, je vois sur Facebook que l’on ranime des vidéos du 1er mars 2008 - pour annoncer le chaos ou pour en dénoncer le risque ? Passé le consensus forcé du 24 avril, le système de la ’compromission’ des leaders est de nouveau à l’œuvre à Erevan. 

La dérobade de Karen Karapetian, Premier ministre par intérim, prétend se fonder sur le ‘format’ de négociation tel que Nikol Pachinian veut l’imposer pour renoncer au rendez-vous du 25 avril.... Serj Sargsyan n’a-t-il pas dit la même chose la veille de sa démission ? Les autorités feignent d’avoir mal entendu ce que réclame la société arménienne, au rythme de la volonté de couches toujours plus diverses qui rallient l’avant-garde de la mi-avril : déjà, des comités de refus défont le système et font tomber dans leur entreprise, leur université, les pouvoirs claniques qui tenaient court les rênes du pouvoir absolu à coups de faveurs et de clientélisme.

Le soir à 23 h, on bat des casseroles dans sa cuisine pour sonner le clairon du départ. Concert joyeux et symptôme à la fois d’un anonymat nécessaire : la peur est encore trop bien partagée dans les réflexes de ceux qui ont grandi sous l’influence des premières heures des régimes post soviétiques. Le comprendre, c’est comprendre que la crise doit aller à son terme : trouver la sortie est le véritable art de la guerre.

L’inconnue de la classe moyenne

L’inconnue, c’est aussi cette classe intermédiaire (les relais institutionnels, recteurs, directeurs, patrons de quelque chose) qui ont baissé la garde le 23 avril, mais pourraient reprendre la main s’ils sentent que le pouvoir ne cède qu’en apparence. Ont-ils voulu sauver la face le 24 pour ensuite reprendre leur guerre de positions ?

Nombreux sont ceux qui ont simplement conforté le statu quo d’élection décevante en élection : ils redoutaient que leurs modestes privilèges acquis ne soient rayés d’un trait de plume. Car l’absence de contrat social, le règne de l’arbitraire et des pots de vins ont présidé à la reconstruction cahin-caha des années 90. La facture morale a été présentée dans les années 2000 à une société exténuée.

Dans la société française que nous connaissons, l’existence de grandes fortunes ne menace pas directement le quotidien des travailleurs ni des classes moyennes. Tandis que les mécanismes de protection sociale et syndicale restent à inventer en Arménie : il n’y avait pas d’alternative à la toute-puissance du parti dominant, de connivence avec l’appareil économique.

« Il n’y aura pas de vendetta » est la plus sage des paroles prononcées par Nikol Pachinian au soir même de la démission de Serj. Depuis, il la répète, car là est le point d’abcès que ceux qui hésitent - y aura-t-il quoi qu’il en soit quelque chose à perdre ? Forcément, quand on partage. Puisque mille partages multiplient les forces de la société, non, il n’y aura rien à perdre pour la cohésion nouvelle des Arméniens, élimée depuis vingt ans au moins. Au point de l’exode massif.

On aurait tort de sous-estimer la portée de l’arrestation de Garégine Choukaszian, l’un des leaders du Parlement fondateur et compagnon de route politique de Jirayr Séfilian (récemment condamné à dix ans de prison). Elle est intervenue le 24 avril en marge de la marche vers Dzidzernakapert, et s’annonce comme un rappel : le rouleau compresseur continue d’avancer. Même dans la foule recueillie sur la colline, la police, leurs indics veillaient. Et l’ordre a été donné d’épingler l’homme qui était entré en clandestinité depuis l’opération armée des Sasna Tsrer en juillet 2016. 

On suppose que les procès politiques continuent cette semaine à Erevan - comment ? J’avais cru pouvoir imaginer que dans quelques jours, l’acquittement d’Andreas Ghoukassian serait prononcé, première confirmation du changement de cap des autorités en sursis. Mais le sursis n’est pas acté, tant que Pachinian n’est pas élu Premier ministre. Il n’a pas oublié le sort des prisonniers politiques, comme il l’a annoncé au soir de sa libération. Lui-même a connu la prison en 2009, où il a été tabassé par des sbires masqués jusque dans sa cellule. Et tant qu’un gouvernement provisoire n’est pas à l’œuvre, il peut redevenir un proscrit.

Chantage et arbitraire

Celui qui n’a pas été directement confronté à l’arbitraire, à la menace, aux pressions - au chantage disons-le - sur lesquels se fonde tout appareil d’Etat autoritaire, ne peut imaginer les ravages de cette pression souterraine, avilissante, qui reste à l’œuvre au point d’étouffer la gorge de la plupart des Arméniens adultes. Et le plus surprenant c’est qu’il semble actif non chez les plus pauvres, les plus meurtris, mais au sein de la classe moyenne qui a fait le choix de l’individualisme par le dos rond. C’est en cela que seul le soulèvement de la jeunesse était possible en Arménie : des cœurs neufs, des âmes neuves pour qui la vie politique se confond avec la vie tout court. Ils n’ont pas encore payé le prix des désillusions et c’est tant mieux.

Pourquoi l’existence et la mainmise de dix oligarques barreraient-elle la route à tout un peuple ? En partie parce qu’ils sont patrons de l’économie arménienne. Pas moins mais pas plus. Cette mainmise s’appuie sur les zélotes qui ont toujours accompagné la consolidation des systèmes de favoritisme. La jeunesse qui ignore la peur bat le tambour et répond : « Hima ! Maintenant ! ». Elle se met au travail. Une renaissance qui ressemble à celles des après-guerre.

Signaux européens

Les signaux envoyés par l’Union Européenne et les ambassadeurs étrangers vont compter. Leurs déclarations des 21 et 22 avril s’éloignaient nettement des limites convenues du langage diplomatique. Leurs analystes n’étaient-ils pas aux premières loges pour constater le détournement de toutes les promesses des autorités d’Arménie, qui ont donné bien peu de gages en échange des budgets considérables - en particulier ceux du Plan Action Justice, destinés de longue date à offrir un cadre légal digne à la république ? Le soutien international marqué aux manifestations pacifiques et leur mobilisation authentique comportait un rappel : on voyait à l’œuvre dans la foule les sinistres silhouettes de provocateurs mandatés pour souiller les protestations sincères. Sous cet aspect, l’histoire des violences post électorales de 1996 (les protestataires de l’opposition envahissent le parlement) et 2008 (barricades enflammées) reste à écrire. Et quand la peur change de côté, Serj Sarkissian vient dialoguer devant les caméras avec le 1er mars au bord des lèvres. Rarement acte manqué fut aussi parlant en politique.

Listes électorales : une fiction

Pourquoi s’étonner de la volonté de Nikol de prendre le pouvoir : comment de nouvelles élections pourraient-elles être une fois encore laissées entre les mains des mêmes zélotes ? Les listes électorales sont une fiction en Arménie. Seul le ministère de l’Intérieur - autant dire le Parti républicain - a pouvoir de les corriger. Il s’agit d’une liste passive majorée de plusieurs centaines de milliers de noms fantômes (ceux qui vivent à l’étranger sans être désenregistrés, pour s’en tenir à l’explication la moins déshonorante) laquelle autorise des manipulations entre amis, entre familles politiques, entre courtisans et affidés. En privé, même les ministres ne s’en cachent pas.

Ainsi, sans contrôle des listes électorales, pas de rupture définitive avec le PR. Ces manipulations ont convaincu les instances internationales, y compris celles qui observent la transparence des élections, d’affirmer désormais : « La démocratie, c’est ce qui se passe entre deux élections ». Le jour du vote n’est que la course finale d’une machinerie puissante, souterraine, activée par les ressources d’Etat au service de lui seul : en d’autres termes, là où les institutions sont débutantes, le pouvoir génère la suite du pouvoir sans aucun garde-fou.

Symboles de ralliement

Il n’est pas un homme politique de valeur, un vétéran de renom, qui n’ait connu la prison en Arménie. Allons-nous feindre de l’oublier ? Toute voix dissidente y a été traitée en voix ennemie, et c’est assez. L’unanimité n’est pas une règle pour vivre en société.
En journaliste, Nikol Pachinian est un homme du temps présent. S’il est vrai qu’il a le sens de l’image, voir pousser sa barbe au fil de son périple de marcheur et s’endurcir sa silhouette revêtue d’un même T-shirt de partisan me fait penser au choix de Rugova, le leader Kosovar (estimé) qui portait autour du cou un foulard dont il disait ne vouloir se défaire qu’à l’avènement de l’indépendance du Kosovo. Il est mort avant d’en voir l’avènement, mais elle eut lieu. Ce sont des symboles de ralliement. Nikol Pachinian n’est pas le sauveur suprême d’une société affranchie, il en est l’écho autant que la voix et invite à l’adhésion de chacun au processus qui rebâtit la maison Arménie. Aidons-le à ne pas porter sur ses seules épaules la conduite d’un mouvement qui requiert vision, sang-froid, courage social. 

Parce qu’il marche en baskets et porte un sac à dos, il ne faudrait pas croire que Nikol Pachinian et ses proches sont des bateleurs : Pachinian est entouré d’universitaires, de chefs d’entreprises, de talents qui ont voyagé, compris le monde et veulent vivre au pays. L’alliance Yelk, en accédant à l’assemblée nationale il y a tout juste un an, en domine les arcanes. Il n’y a pas à craindre de panne dans l’ordre économique arménien parce que les cartes se redistribuent. La société arménienne saura gérer ses propres soubresauts à l’égal des sociétés européennes. Il n’y a pas de correcteur magique pour les embardées politiques, ne soyons pas les seuls à douter de l’avenir de la société arménienne.

L’initiateur de la « révolution de velours » en 1988 à Prague, le dramaturge Vaclav Havel, a lui aussi connu de nombreuses années de prison avant la perestroïka. Il a inspiré des générateurs d’auteurs, puis de politiciens. Le monde soviétique a conçu une erreur singulière qui a marqué les « peuples frères » et ses satellites : il a alphabétisé sa population mais lui a interdit les livres - alors les « samizdat » passaient encore de main en main à Prague en 1988. La parole, l’écrit, la pensée sont des armes de longue portée. L’Arménie avait perdu le talent de la résistance civile. La désobéissance le lui a rendu.

Jours de résilience

Chaque jour, les jeunes Arméniens s’affirment comme porte-drapeaux d’une société qui réclame l’abolition des plus tristes privilèges. Jamais repus, les oligarques ne doivent plus faire peur. Leur faillite morale est nécessaire, tandis que leur faillite financière importe peu. Et c’est précisément la marque d’unité la plus tangible d’une société de 2 millions d’âmes. En soutenant avec eux qu’aucune élection parlementaire anticipée ne peut être conduite par les mêmes mains, rompues à la falsification technique des scrutins. La cohésion est là sous nos yeux, et n’est-il pas remarquable qu’elle ait atteint son apogée le jour où le peuple agissait sans leader ? Il y a un temps pour tout, et la semaine qui s’annonce n’est pas celle du compromis, mais de l’affirmation de principes intangibles. 

Dans la muséographie dont nous avons hérité, en diasporas d’orient ou d’occident, beaucoup ont cru que la loyauté de chacun envers la communauté passait par les larmes, puis par les armes - et curieusement par l’absolution envers l’Etat de la République d’Arménie, confondu avec le pays réel. Elle passe à présent par la joie de vivre. Et le rôle des influenceurs des diverses diasporas doit pouvoir dépasser le simple suivisme. Sinon, comment ne pas conclure à son absence d’influence réelle sur les destinées du Pays - en dépit de ses multiples apports intellectuels, moraux et financiers depuis 1988 ? Voir venir n’est pas une ligne politique ni morale. Pas plus qu’entretenir la fiction d’un unanimisme propre aux Arméniens.

Certains pays accordent le droit de vote dès 16 ans - le plus souvent pour les élections locales, comme en Estonie, en Allemagne, en Autriche, en Ecosse et dans l’un des cantons suisses.

La jeunesse reine d’Arménie a fait du 24 avril non plus un jour de deuil mais un jour de résilience. En lâchant la main des adultes, elle nous démontre qu’elle a le goût du risque et programme l’obsolescence de l’homo sovieticus, ce citoyen vivant dans l’autocensure. Entendons-la sans projeter nos propres craintes sur une société neuve, quand des mômes de vingt ans, grands blessés de la guerre d’avril 2016, en savent déjà plus que nous sur la vie. Insouciants ou mutilés, ils ne comptent que sur eux-mêmes pour donner longue vie à ces jours de résilience, assurer la relève par ce qui pourrait devenir le « modèle arménien ».

L’année 1988 a été marquée par une chute considérable de la petite délinquance en Arménie : la solidarité l’avait éteinte. C’est Achot Manoutcharian qui le rappelait, lui qui fut membre fondateur du Comité Karabakh, emprisonné sous Gorbatchev puis ministre des Affaires intérieures au plus fort de la guerre. En Arménie, on n’arrête pas le printemps. Ni l’élan, le désir du peuple et sa capacité à continuer, leader ou pas. « Peuple d’Arménie, tsavet danem - que j’emporte ton mal », c’est par cette phrase que Nikol Pachinian saluait la foule qui venait d’obtenir sa libération. Cette solidarité sans laquelle l’Arménie n’aurait jamais pu traverser ces trente années.

*Journaliste, auteur, observatrice électorale.

par le mercredi 2 mai 2018
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