Pierre Lellouche Rubrique

Histoire d’un coup fourré Le point de vue de Pierre Lellouche


La reconnaissance du Génocide arménien par la République française aurait pu être un acte fort et courageux, à un moment clé de l’histoire de l’Europe de l’Après-Guerre froide. Il aurait pu rendre justice au devoir de mémoire, tout en préparant la paix dans le Caucase et la réconciliation arméno-turque. Las ! Au lieu de tout cela, à la fois par lâcheté géopolitique et par calcul politicien, ce geste a basculé dans une médiocre entreprise de clientélisme politique. Mené à présent par ses propres auteurs (les socialistes), il éclabousse l’ensemble de la classe politique française, tout en bafouant la revendication légitime des Arméniens de France. Bref retour en arrière sur ce bel exemple de « crétinisation politique » :
Acte premier : la renaissance d’une Arménie souveraine et indépendante au lendemain de l’effondrement de l’URSS il y a 10 ans, la guerre du Karrabagh, l’embargo très dur imposé par la Turquie à son voisin arménien donnent à cette exigence ancienne de la communauté arménienne de France de voir enfin reconnu le Génocide de 1915, une acuité toute nouvelle. Elu pour la première fois à l’Assemblée nationale en 1993, j’entreprends avec d’autres d’obtenir cette reconnaissance du Quai d’Orsay. En réponse à une question écrite, j’obtiens une timide admission de « massacres ». De Génocide point, Realpolitik oblige. Les gouvernements se suivent, mais la diplomatie française refuse toujours de sauter le pas : De Mitterrand à Chirac, la continuité est totale.
Acte deux : Arrive Jospin et avec lui ce qu’il faut bien appeler une stratégie de clientélisme politique poussé jusqu’au grand art. Cette stratégie s’appuie tantôt sur des déclarations gouvernementales, tantôt quand l’affaire est controversée, mais politiquement juteuse, sur le recours aux « niches » parlementaires. Ces « niches », instaurées sous la Présidence de Philippe Séguin à l’Assemblée nationale, permettent aux différents groupes parlementaires de déposer, chacun à son tour, des « propositions de loi » d’origine parlementaire, que le Gouvernement, maître de l’ordre du jour des assemblées, a l’obligation de discuter à l’Assemblée. C’est ce cheminement que suivra l’affaire du Génocide arménien : ni Jospin, ni Védrine ne veulent d’une reconnaissance officielle par le Quai d’Orsay. Par contre, on laissera le Groupe socialiste proposer dans une loi, que la République française reconnaisse le génocide. La communauté arménienne (400.000 électeurs) sera satisfaite, mais l’Exécutif lui ne sera pas engagé, ce qui sera dit explicitement le jour du vote à l’Assemblée par le sous-ministre représentant le Gouvernement. Un comble ! Autrement dit la loi, prescriptive par nature, source de droits et d’obligations, devient désormais résolution, proclamation de foi politique, écriture ou réécriture de l’Histoire selon les cas, mais sans implication pour l’Exécutif ! L’Arménie n’est d’ailleurs pas le seul exemple de cette stratégie ouvertement clientéliste. Au fil des « niches » socialistes depuis 18 mois, on notera par exemple, le vote d’une proposition de loi institutionnelle, car contraire à une directive européenne signée par la France en 1974 (!), sur les dates d’ouvertures de la chasse (2.5 millions de chasseurs-électeurs) ; la reconnaissance de la guerre d’Algérie (2 millions d’anciens combattants-électeurs ), la reconnaissance de l’esclavage perpétré au XVIIe siècle contre les populations africaines (DOM-TOM oblige )... L’affaire arménienne va cependant se retourner contre ses auteurs par le fait de la Turquie.
Acte trois : Votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale, la loi sur l’Arménie provoque en effet la colère d’Ankara. D’importants contrats d’armements notamment sont annulés ou menacés. L’Exécutif fait marche arrière toute : le Quai d’Orsay explique à ses interlocuteurs turcs que les Députés français ont « déraillé » ; quant au Ministre des Affaires étrangères, il déclare devant le Sénat que le Gouvernement n’entend pas voir se poursuivre la procédure parlementaire. Comme je l’avais prévu, la loi est stoppée par le Gouvernement devant le Sénat. Mais là ne s’arrête pas l’histoire !
Acte IV : l’équipe de communication décidément excellente du Premier Ministre parvient à convaincre l’opinion. Là le comble est atteint !- que le blocage de la procédure parlementaire n’est pas du fait de l’Exécutif, pourtant maître de l’ordre du jour des assemblées, mais qu’il s’explique par la réticence de la majorité de Droite du Sénat. Christian Poncelet va donc porter le chapeau de cette lamentable pantalonnade...
Cette mauvaise affaire illustre de façon hélas éclatante la crise de notre système démocratique : le manque de courage de notre diplomatie qui n’a d’égale que la tentation clientèliste de nos gouvernants ; le dévoiement du Parlement et des procédures parlementaires ravalées au rang d’officine (médiocre) de communication ; l’incapacité de dire le vrai et d’assumer la responsabilité de ses actes...
Sur le fond pourtant, les choses sont simples :

  • le Génocide arménien est une réalité que l’Exécutif doit reconnaître ;
  • cette reconnaissance ne s’impose pas seulement par le devoir de mémoire ou la simple justice à l’égard d’un peuple qui a tant souffert ; elle est politiquement nécessaire à la consolidation de la paix dans le Caucase. De même que la réconciliation franco-allemande, elle-même pivot de toute l’entreprise européenne, n’a pu se construire que sur la base de la reconnaissance par les Allemands eux-mêmes des crimes nazis, de même la consolidation de la paix dans le Caucase ne peut passer que par la reconnaissance par la Turquie moderne des crimes commis sous l’Empire Ottoman. Je l’ai dit en ces termes à l’Assemblée nationale, comme je l’ai dit aux dirigeants turcs successifs de Mme Ciller à Mesut Ylmaz.
  • enfin s’agissant de nos lois, il importe aujourd’hui que le Sénat vote cette loi et que celle-ci revienne en deuxième lecture à l’Assemblée. Chacun alors, y compris MM Jospin et Védrine, prendront clairement leurs responsabilités. Que M.Poncelet passe outre aux injonctions du gouvernement et que cette loi vienne enfin en discussion au Sénat. Les auteurs du coup fourré qui se croyaient si malins devront alors assumer !
par le jeudi 1er juillet 1999
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Pierre Lellouche est député RPR de Paris.