Denis Donikian Rubrique

Babel Arménie


Une fois de plus, le théâtre de l’absurde arménien est ouvert. Depuis plusieurs semaines, on nous joue le feuilleton de l’affaire Oskanian. Après le tabassage à mort du médecin militaire Vahé Avétian, voici l’acharnement judiciaire contre l’ancien Ministre des Affaires Etrangères, celui du président Kotcharian, fameux joueur de basket qui finit ses deux matches par le feu d’artifice meurtrier du 1er mars 2008. L’ayant longtemps laissée en sommeil, le pouvoir a brusquement sorti cette affaire Oskanian de son chapeau. C’est qu’en Arménie on laisse faire un temps, mais on ne laisse pas faire tout le temps. On surveille, on attend en embuscade en se frottant les mains, jusqu’au jour où les autorités judiciaires, sur ordre du Roi Lion, transforment en “affaire” le gâleux qui se croyait à l’abri d’un coup de griffe. De fait, c’est ainsi que le président tient ses ouailles. Par la barbichette. Le moindre pelé qui oserait faire dissidence devient aussitôt la cible des foudres légales de la république.

Certes, au temps où il fricotait avec Kotcharian, Vartan Oskanian devait avoir du mal à conserver intacte sa blancheur d’oie. L’histoire dira un jour selon quel degré d’allégeance il aura trempé son biscuit dans le sang tragique du 1er mars, en un moment où on exigeait de la conscience qu’elle dise non aux excès, non aux tirs aux pigeons, non à la répression que la Constitution même aurait autorisée. Par ailleurs, il n’est pas plus mal qu’un politique, intouchable hier, connaisse à son tour la vulnérabilité du simple citoyen brusquement soumis au machiavélisme du prince.

Or, cette affaire est intéressante à plus d’un titre. Par ce qu’on en dit, par ce qu’elle cache et surtout en raison des effets négatifs qu’elle peut avoir sur les mentalités.

Rappelons que, poursuivi pour supposé avoir détourné 1,4 million de dollars, Vartan Oskanian nie toute malversation, affirmant que les accusations portées contre lui sont « politiquement motivées ». En attendant de plus amples informations visant à innocenter ou à condamner Vartan Oskanian, un simple coup d’œil sur le calendrier électoral suffit pour constater que sa mise en accusation, suivie d’une perte de son immunité parlementaire, coïncide étrangement avec son adhésion au parti Arménie Prospère (BHK) de Gagik Tsarukian, se plaçant ainsi en adversaire du Parti Républicain au pouvoir et donc de Serge Sarkissian. L’ambassadeur des Etats-Unis en Arménie, John Heffern, n’a pas manqué d’aboutir aux mêmes conclusions, qualifiant de troublantes ces concordances et regrettant que le gouvernement de l’Arménie, de ce fait, ne soit pas « à la hauteur de ses engagements envers la mise en œuvre systématique, équitable et transparente de la primauté du droit. »

C’est dire combien ces jeux souterrains de petites vacheries forment, aux yeux des Arméniens impuissants et des nations civilisées, un spectacle pitoyable et pathétique. Sans parler de ces parlementaires, bien plus véreux que ne le pourrait être Vartan Oksanian, qui, pour sauver leur peau et leur business, n’auront pas hésité à humilier un collègue. En ce sens, ils auront transformé le Parlement en arène où la victime a été jetée en pâture aux fauves.

Un autre aspect du problème est lié à l’appartenance d’Oskanian à la diaspora. J’imagine qu’au moment où les parlementaires lui faisaient perdre son immunité, Vartan Oskanian a ressenti que dans le fond, malgré ses états de services, on ne l’avait jamais accepté comme un des leurs. Que le fond de racisme interne, qui avait sévi jadis contre les aghpar au moment des rapatriements de l’époque stalinienne, était toujours en activité, même là où on n’aurait pas cru l’attendre. Et que, quoi qu’il fasse, Vartan Oskanian ne sera jamais un Arménien d’Arménie. On sait déjà quelles tribulations et quelles humiliations a déjà dû traverser Raffi Hovanissian, chef du Parti Héritage. Histoire de bien lui montrer d’où il venait et où il se trouvait. Qu’on le veuille ou non, pour les Arméniens d’Arménie, les Arméniens de la diaspora ne seront jamais pétris de la terre de ce pays. Quarante années d’une fréquentation assidue m’auront laissé l’amère impression de me sentir finalement étranger à ces hommes censés me ressembler le plus. Dès lors, Dieu fasse que ceux qui ont choisi d’ajouter la nationalité arménienne à leur nationalité ordinaire ne finissent tôt ou tard par éprouver une aussi dure désillusion. De la même manière qu’avant-hier les aghbar, hier la propriétaire du Café de Paris, d’autres aujourd’hui que je ne nommerai pas. Et pourtant, ce sont les meilleurs de la diaspora qui font le saut, les plus courageux, les plus dévoués à la cause du pays. Et ceux-là développent souvent un surcroît d’initiatives et de compétences dans le seul but de les mettre au service de la nation, comme Monte Melkonian hier, ou Vartan Oskanian encore aujourd’hui, pour les plus connus. Or, que dit-on de ce Vartan Oskanian ? Eh oui ! Qu’il travaillait en sous-main pour la CIA. Que l’étranger Oksanian œuvrait en Arménie au profit de l’étranger... C’est dire. (Il reste que les trois premiers présidents de la jeune République arménienne ayant mené le pays là où il est, c’est-à-dire un pays où il ne fait pas bon vivre, on se demanderait bien si l’Arménie n’aurait pas intérêt à se donner pour chef un dirigeant étranger à la culture des clans, des réseaux et des akhperoutyoun... A voir donc.)

Il est vrai que la gravité de cette affaire n’aura guère éveillé l’indignation des voix patentées la diaspora. Même si on a pu s’offusquer, ici ou là, de ce lynchage judiciaire. Mais sans effet majeur. C’est que ces mêmes représentants de la diaspora semblent avoir pris le parti du silence sur tout ce qui concerne les conflits internes du pays, craignant sans doute d’affaiblir sa voix dans ses affrontements frontaliers. Mais se taire sur une injustice ne suffit pas à l’enterrer. Se taire sur une injustice, c’est la laisser faire son œuvre au sein des consciences et gangréner le pays tout entier.

En l’occurrence, à quoi assiste-t-on depuis plusieurs mois en Arménie, concernant ces affaires qui ont occupé le devant de la scène : Harsnakar et Vartan Oskanian ? Dans les deux cas, à l’intrusion du pouvoir politique au sein du judicaire. C’est en tout cas ainsi qu’on les résume quand toute explication rationnelle commence à perdre son sens. Le citoyen arménien n’est pas assez naïf pour ignorer que l’impunité dont jouissent les oligarques repose sur une allégeance inconditionnelle au pouvoir. Car le système politique arménien est avant tout hiérarchisé sur le modèle d’une pyramide féodale. Politique et business travaillent main dans la main. Et ce même citoyen n’ignore pas non plus que l’affaire Oskanian ne relève pas d’un problème de droit stricto sensu, mais d’un ordre venu d’en haut. Dès lors, ce qu’il va éprouver, c’est le sentiment de barboter dans un climat de confusion généralisée, où la justice est prise en flagrant délit d’injustice et où les mots ont perdu le sens des réalités qu’ils sont censés symboliser. Ainsi donc, s’il faut dénoncer la gravité de ces affaires, c’est avant tout dans la perversion des valeurs qui fondent une langue et qui établissent pour les esprits des repères fiables. Car la corruption ne pousse pas seulement ses tentacules dans les affaires, elle gangrène aussi les fondements du langage au point de déstructurer les mentalités. Un pays où la culture de la fraude sévit jusque dans les élections, où le dévoué devient suspect, où le juste est jeté en prison, où le pain va au riche plutôt qu’au pauvre, où le corrompu peut condamner pour corruption n’importe qui en faisant fit de la présomption d’innocence, où un président en exercice cherche à éliminer ses concurrents à coup de procès arbitraires tout en promettant des élections propres, est un pays où les mots mêmes de la langue sont devenus fous. Et par voie de conséquence, un pays où les citoyens eux-mêmes n’ayant plus aucune confiance dans la langue qu’ils parlent cessent d’accorder tout crédibilité aux valeurs de l’esprit. Plus le droit perd en transparence, plus la société plonge dans la chaos mental au point de rendre la vie intenable. Ce régime de désordre peut alors suffire à se donner le droit de quitter le pays de ses ancêtres dès lors que la parole a cessé d’être respectée comme instrument de rapports justes entre les hommes.

Ainsi donc, peu à peu, dans tous les domaines et à l’insu de tous, s’est installée en Arménie une forme de babélisation sociale et mentale par le fait que les mots n’indiquent plus des réalités tenues par la morale ou délimitées par le droit. Cette babélisation, d’externe qu’elle était en innervant les mœurs, a fini par contaminer les citoyens eux-mêmes, n’hésitant pas parfois à provoquer les plus purs, les plus combatifs, les seuls capables de maintenir encore ce pays hors du marigot.

Le dernier numéro de Nouvelles d’Arménie Magazine (N° 189) en dit long sur la manière dont on oblige la langue à se trahir. Pour exemple, l’homme d’Harsnakar, Roupen Hayrapetian, qui déclare une chose dans une interview et se dédit aussitôt qu’elle est divulguée. Appartenant aux cercles du pouvoir et de l’argent, Roupen Hayrapetian peut tout se permettre, même de jouer avec sa parole, même de voler à la langue ce qui la constitue comme moyen de communication. C’est que RH, en se plaçant au-dessus de la langue, contribue à introduire dans les esprits cette incohérence qui empêche chacun de retrouver les références d’un modèle de rationalité. Dès lors que la langue devient une émanation du pouvoir, elle cesse d’être un bien commun et ne joue plus le jeu de la transparence.

Dans ce même numéro de Nouvelles d’Arménie Magazine figurent les déclarations du bien-aimé Catholicos Karékine II concernant la communauté arménienne de Nice. Evoquant l’agitation qui sévit chez les Arméniens de Nice, il souligne : « Notre histoire multiséculaire prouve qu’il n’est pas possible de préserver notre identité et notre conscience nationale, de conserver intacte notre foi lorsque l’on a renoncé aux valeurs de notre sainte Eglise. La sainte Eglise du Christ n’existe que par l’union de ses fidèles, par le rassemblement des croyants... »

Commençons par noter que l’affirmation selon laquelle l’identité nationale ne peut être préservée que si et seulement si on reste fidèle aux valeurs de la sainte Eglise (sous-entendu Apostolique arménienne), conduit allègrement à oublier qu’il existe des catholiques arméniens, des protestants arméniens, des musulmans arméniens et même des athées arméniens et que ces croyants et non-croyants ne sont pas moins arméniens que n’importe quel autre et pas moins prêts que n’importe quel autre à défendre et illustrer l’arménité.

Par ailleurs, et malgré tout le respect qu’on peut devoir au saint homme, force est de remarquer avec quelle habileté de magicien il cherche à marier, dans une même phrase, deux entités aussi antithétiques que l’eau du temporel et l’huile du spirituel, au mépris de la réponse que le Christ fit aux Pharisiens : « Redde Caesari quae sunt Caesaris, et quae sunt Dei Deo. - Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. (Matthieu, XXII, 21). Nulle part dans les Evangiles, il n’est dit que la foi doive servir à préserver la conscience nationale d’un peuple donné. Et pour cause... Si cela était, dans l’esprit des croyants, le religieux risquerait de se diluer dans l’histoire, d’être contaminé par elle jusqu’à disparaître complètement. Or, rien n’est plus malsain que de conjoindre, dans une même soupe idéologique, des valeurs qui doivent être séparées. Mais le national-loussavorisme ne voit pas d’obstacle à le faire, car les Arméniens veulent tout : Dieu, le monde et l’argent du monde.

C’est donc, là encore, une manière de tromper la langue ordinaire en la revêtant d’apparats extraordinaires dans le seul but d’obtenir une obéissance de tous et d’exercer une domination sur tout. Or, la langue est d’abord faite pour organiser les choses du réel et les choses de l’esprit. Dans les Evangiles, le réel est au service de l’Esprit pour l’illustrer et le faire comprendre. Chez les Arméniens, l’Esprit est asservi aux réalités de l’histoire nationale. C’est pourquoi le chaos est à tous les étages d’une société malade d’elle-même. Que les Arméniens songent un instant au cas du mot génocide tel qu’il est vécu par la plupart des Turcs et aux conséquences mentales qu’implique le fait de nier son contenu historique. En Arménie, combien de mots sont ainsi vidés de leur substance morale ou légale !

Dès lors, c’est Babel dans les têtes. Babel dans les cœurs. Babel dans la langue.

Denis Donikian

par le vendredi 12 octobre 2012
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