RAFFI KALFAYAN Rubrique

Réflexions sur le silence assourdissant du CCAF sur les crimes commis en Palestine, par Raffi Kalfayan


J’ai exprimé ces derniers jours aux organisations membres du CCAF mon profond sentiment de colère pour leur manque de courage politique et d’humanité car après 17 jours de crimes en direct dans la Bande de Gaza, je n’ai pas lu une seule ligne de dénonciation des crimes commis par l’armée israélienne sur les populations civiles de Gaza. Cette remarque vaut aussi pour les organisations arméniennes qui se déclarent protectrices des droits de l’homme et qui ont des revues de presse lacunaires sur la question.

La lecture du communiqué diffusé par le bureau national du CCAF le 23 juillet est le déclencheur de cette colère et de ces réflexions. Si la dénonciation et la condamnation des discours ou actes haineux, racistes, ou antisémites relèvent d’une obligation impérieuse, qu’ils s’agissent d’ailleurs de destinataires juifs ou arabo-musulmans en l’espèce, celles-ci répondent à des normes respectueuses du droit et de l’équité. La tonalité de ce communiqué est extrême, et l’objet est traité en faisant totale abstraction du contexte géopolitique qui suscite un sentiment d’injustice face à l’impunité dont jouit l’Etat d’Israël, ou du contexte intérieur - interdiction administrative des manifestations - qui suscite des réactions de révolte. Il convient enfin de souligner que les débordements et dérives qui ont eu lieu dans Paris ou Sarcelles font l’objet d’enquêtes et qu’à ce titre le CCAF aurait dû être plus réservé dans ses formulations et ne pas se poser en procureur
La piètre et lâche posture de François Hollande, dès sa prise de position au début du conflit, comme dans bien d’autres domaines, mais, de plus, en rupture avec la politique étrangère plus équilibrée de tous ses prédécesseurs dans ce conflit, d’une part, et le parti pris sans nuances de Manuel Valls, d’autre part, n’ont fait que renforcer ces sentiments de révolte populaire. Mais reconnaissons, pour éviter d’en faire une critique à sens unique, qu’à droite de l’échiquier politique nous n’avons entendu aucun leader politique s’élever face à ces injustices. L’islamophobie ambiante et croissante dans ce pays brouille les esprits. Faut-il pour autant que le CCAF s’inscrive dans cette lâcheté collective et complice et adopte un discours sans nuance et extrême ?

Le conflit israélo-palestinien a toujours cristallisé les passions car il est un conflit emblématique, car un Etat, Israël, défie de manière arrogante le droit international, mais aussi très complexe sur un plan géopolitique et juridique. Les pays arabes sont autant, sinon plus, à blâmer dans cette situation de souffrance et d’injustice dans laquelle est plongée la population palestinienne depuis trop longtemps car ils n’ont jamais fait front commun pour défendre les droits légitimes du peuple palestinien, maintes fois reconnu par les Nations Unies ; le nouveau pouvoir égyptien - la dictature Al Sissi - délaisse la population palestinienne et se réjouit de la tentative de destruction du Hamas ; les monarchies pétrolières ou gazières, avec la bienveillance occidentale, sont plus investies dans la lutte fratricide sunnite-chiite qui ne débouche que sur plus de radicalisation.
Cela n’efface pourtant en rien la responsabilité de l’Etat d’Israël dans la commission de crimes internationaux. La nouvelle commission d’enquête internationale décidée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU le mercredi 23 juillet 2014 établira la nature de ces crimes, qui sont passibles de poursuites devant la Cour pénale internationale. Comme toujours, les Etats Unis, qui sont le véritable point de blocage à une solution équilibrée et durable de ce conflit, ont voté contre ; Les Européens ont voté, comme d’habitude, en ordre dispersé : ceux qui continuent à culpabiliser pour les crimes de la seconde guerre mondiale à l’encontre des Juifs s’abstiennent. Il suffit d’observer de manière comparative les mesures prises par l’Union européenne contre la Russie à propos des combats en Ukraine, alors que la Russie n’est pas officiellement en guerre contre l’Ukraine, d’une part, et l’absence de sanctions prises contre Israël, alors que cet Etat continue ses opérations militaires malgré toutes les répétitions des crimes, d’autre part, pour comprendre le sentiment d’incompréhension et de révolte face à cette politique étrangère discriminatoire de l’Union européenne.
Le rapport Goldstone sur les crimes commis pendant la guerre contre Gaza fin 2008-début 2009 avait été approuvé par l’Assemblée générale des Nations Unies le 5 novembre 2009. Ce rapport pourtant équilibré, qui estimait que des crimes de guerre avaient été commis à la fois par Israël et les Palestiniens lors dudit conflit, n’a pas été suivi d’effets. La résolution des Nations Unies avait indiqué : « Ce vote est une déclaration importante contre l’impunité. C’est un appel en faveur de la justice [...] Sans justice, il ne peut y avoir de progrès vers la paix. Un être humain devrait être traité comme un être humain sans tenir compte de sa religion, de sa race ou de sa nationalité. Toutes les parties concernées devraient maintenant consacrer leurs efforts pour mettre en œuvre cette résolution ».

L’histoire de ce conflit est difficile à appréhender, car déformée pour ceux qui ne le connaissent qu’à travers des média français, qui sur ce thème comme sur d’autres, sont pour la plupart, à l’exception notable du Nouvel Observateur, de Mediapart ou Le Monde, incompétents ou volontairement partiaux. Je donnais quelques éléments d’éclairage dans les Nouvelles d’Arménie Magazine en janvier 2009, qui, cinq ans après, se confirment de manière encore plus criante. Je recommande au CCAF de lire la presse israélienne, entre autres Haaretz, pour se faire une idée plus précise des réalités de ce conflit et des opinions contradictoires au sein de ce pays. Je leur recommande de lire les voix courageuses des intellectuels, militants des droits de l’homme, juifs de France ou d’Israël, mais pourquoi pas aussi cette vibrante tribune de l’artiste israélienne populaire Noa dans le Nouvel Obs. Les idées extrêmes, de quelque bord, mènent au chaos humanitaire et à l’impasse politique. Ceux qui les relaient de manière aveugle tombent aussi dans cet extrémisme.

C’est bien au nom des principes de justice et d’humanité, qui sont au cœur de mes engagements que je m’élève contre l’absence de réaction des institutions représentatives de la communauté arménienne de France face à la folie meurtrière d’Israël, dont l’issue ne peut être que plus de haine entre les deux peuples et l’impossibilité de créer les conditions à l’établissement d’une paix durable. Comme je l’avais relevé en janvier 2009, les alliances et les allégeances qui justifient le silence des instances représentatives arméniennes sont des myopies politiques car relevant d’une vision illusoire et étriquée des enjeux de la question arménienne. L’explication que j’ai reçue en retour est la suivante : (i) nous sommes divisés au sein du bureau national sur la question ; (ii) le CCAF n’a pas vocation à s’exprimer sur les questions de politique étrangère ; (iii) nos relations avec les institutions communautaires juives sont sensibles dans certains dossiers du moment.

Ce dernier élément est révélateur du pari fait, et j’espèrerais que mon propos puisse être démenti par des faits concrets dans le futur, par le CCAF, qui compte sur le CRIF et d’autres alliés de circonstance pour à la fois soutenir l’hypothétique projet de loi visant à réprimer le négationnisme du génocide arménien et également les interventions auprès de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Perinçek contre Suisse, qui a été renvoyée devant la Grande Chambre de la Cour européenne. L’absence de soutien, c’est un euphémisme, du CRIF à la loi Boyer début 2012, et l’unicité sanctuarisée de la Shoah et de la répression de sa négation sont pourtant des éléments de politique récurrents des institutions juives de France, mais aussi d’ailleurs : prenons par exemple la politique controversée de l’ADL aux Etats Unis, qui souffle le chaud et le froid sur la reconnaissance du génocide arménien au travers de ses dirigeants. La prise de fonction présidentielle en Israël de Reuben Rivlin, qui a fait des déclarations en faveur de la reconnaissance du génocide arménien, quand il était président de la Knesset ouvre des perspectives intéressantes. Tout ceci n’est toutefois que pure spéculation et mettre à la une quotidienne des média arméniens les déclarations d’Erdogan sur les crimes commis à Gaza est une entreprise futile, car l’alliance d’Israël et de la Turquie est beaucoup plus solide qu’il n’y paraît, et des retournements après l’élection présidentielle en Turquie sont prévisibles. Le chantage à la reconnaissance du génocide arménien par Israël a laissé place à un levier de pression israélien autrement plus puissant : la déclaration affichée de certains experts israéliens à la création d’un « Kurdistan ». Il est avéré qu’Israël a formé les combattants kurdes en Irak. Mais il faut regarder plus loin encore. A l’international, il convient de considérer que les opinions des pays arabo-musulmans seront également nécessaires parmi la communauté des nations dans la future bataille internationale que les descendants des victimes du génocide arménien vont devoir livrer pour obtenir des réparations de la Turquie. A l’intérieur, il convient de considérer que la population française a une minorité arabo- ou turco-musulmane importante et que son poids ne fera que croître, et la communauté arménienne n’a aucun intérêt à s’aliéner ces minorités par des prises de position partiales.
La seule différence notable, par rapport à 2009, est que, si Recep T. Erdogan pouvait être loué pour son courage politique, celui-ci était soutenu alors par une stature respectable sur le plan intérieur et extérieur, en 2014 sa légitimité est réduite à néant : la situation des droits de l’homme et des libertés s’est sensiblement dégradée en Turquie, la montée du racisme et de l’antisémitisme est menaçante, son soutien aux islamistes sunnites extrémistes en Syrie est marqué, autant d’éléments qui rendent son discours dénonciateur inaudible.
Le deuxième élément de la réaction du CCAF est lui plus déroutant. Ainsi, le CCAF serait en mesure de s’exprimer sur les questions touchant les Arméniens de France sans s’ingérer dans la politique étrangère. Il suffit de consulter les titres des derniers communiqués du CCAF sur leur site pour constater le contraire : « Non à la venue d’Erdogan en France » ; « Appel à la Suisse contre l’arrêt scélérat de la Cour européenne des droits de l’homme » ; « Le CCAF condamne le signal positif de Fabius à la Turquie », etc... La Ligue des droits de l’homme, affiliée à la FIDH, est elle aussi tenue de traiter les questions relatives aux droits de l’homme en France, laissant les prises de position internationales à la FIDH. Ce n’est pas pour autant qu’elle élude les problèmes internationaux de ses analyses et communiqués. C’est une question de bon sens et de rigueur intellectuelle que d’analyser un événement ou un fait à la lumière du contexte.

Dans le cas des manifestations de Paris ou de Sarcelles, il suffit de lire le communiqué de la LDH pour s’en convaincre.
La condamnation d’un crime international, qu’il s’agisse d’un crime de guerre, d’un crime contre l’humanité, ou un génocide, dépasse toutes les justifications que l’on essaye d’y apporter et les circonstances au nom desquelles il est commis, car il touche à l’essence même de l’humanité. Les Arméniens sont bien placés pour savoir de quoi il est question ici. Le négationnisme officiel de la Turquie nous confronte tous les jours à cette réalité. Mais regardons le présent et une situation plus actuelle encore, la voix des Arméniens serait-elle audible auprès de la communauté des Nations si, du fait d’un scénario de plus en plus vraisemblable, le Karabagh se retrouvait sous une pluie de bombes azéries ? La dénonciation des violations graves des droits de l’homme, et notamment celle des crimes internationaux est un impératif moral et politique. Les droits de l’homme sont uns et indivisibles ; ses normes et principes s’appliquent à tous et en toutes circonstances. Les Arméniens ne peuvent transiger sur ces principes au nom de d’alliances et d’intérêts prétendument tactiques et certainement éphémères. Il n’est pas question de prendre un positionnement pro ou anti-israélien ou un positionnement pro ou anti-Hamas, mais d’exprimer son refus des crimes internationaux, du règne de l’impunité et enfin être solidaire avec les populations civiles palestiniennes.
Le premier élément de réaction du CCAF serait-il alors la véritable cause de ce silence gêné ? Si c’était le cas, cela soulèverait de graves interrogations sous-jacentes sur le CCAF et son bureau national. Le manque de représentativité du CCAF dans la communauté arménienne de France est lié à l’absence de sa légitimité : il n’y a pas de scrutin démocratique communautaire pour désigner les dirigeants du CCAF. Je ne leur en tiens pas rigueur, car ils en sont conscients. Cependant, à défaut de l’existence d’un tel mécanisme, il est de leur responsabilité personnelle de veiller d’autant plus à ce que des liaisons particulières ou des intérêts privés et personnels ne viennent interférer sur l’objectivité politique et morale, et la probité intellectuelle que la communauté est en droit d’attendre d’eux en relation avec des questions aussi sensibles que celles liées aux crimes internationaux et aux droits de l’homme, mais aussi celles relatives à l’avenir des relations entre communautés en France.

Avec mes salutations amicales, et un grand merci à Ara Toranian pour avoir accepté de publier cette tribune.

Raffi Kalfayan
Juriste. Ex-président de la FIDH
27 juillet 2014

par le lundi 28 juillet 2014
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