MANOUG ATAMIAN Rubrique

Le 18 mars 1915, la dernière chance par Manoug Atamian


On sait que le 25 avril 1915, les Alliés et principalement les Britanniques tentèrent de conquérir la presqu’ile de Gallipoli dans le détroit des Dardanelles et qu’ils subirent un échec, après des mois de vains combats. C’est ce débarquement dont le gouvernement turc s’apprête à commémorer le centenaire, en le décalant d’une journée pour le faire coïncider avec le 24 avril, on se demande pourquoi...

Mais cette tentative n’était que la suite de l’échec de l’attaque navale franco-britannique du 18 mars, dont l’objectif était la prise de Constantinople, et dont la réussite aurait, à mon avis, empêché la mise en application du génocide des Arméniens. Malheureusement, suite à la perte, dues à des mines non détectées, de quelques navires vétustes qu’on avait placé à dessein en tête de l’escadre, la panique gagna l’amiral anglais John de Robeck nommé à ce poste seulement deux jours auparavant, et il décida de retirer ses bateaux.

C’est Winston Churchill, en qualité de Premier Lord de l’Amirauté, c’est-à-dire ministre de la Marine, qui fut le principal instigateur de cette stratégie, dont l’échec lui fut injustement attribué, malgré une commission d’enquête qui le disculpa complètement. Quels étaient les motivations d’un tel projet ?

- Au début de 1915, la Russie était déjà très affaiblie par les coups de boutoir des armées allemandes et manquait de munitions et meme de simples fusils pour équiper ses nouvelles troupes. Le front du Caucase était menacé par les Turcs (c’était juste avant la défaite d’Enver à Sarikamich), aussi le Grand Duc Nicolas, Commandant en chef des armées russes, demanda aux Britanniques d’agir contre l’Empire Ottoman pour soulager leur fardeau ( un peu comme Staline qui réclama la même chose aux mêmes Anglais en 1941-43).

- D’autant plus que depuis l’entrée en guerre de la Turquie en novembre 1914, la Russie était complètement isolée et surtout, elle ne pouvait plus exporter son blé, avec des conséquences financières risquant « l’effacement croissant de la Russie en tant que facteur principal » écrit Churchill. Il lui fallait donc à tout prix rétablir la liaison avec ses Alliés et cela ne pouvait se faire qu’en écartant la Turquie du conflit par un coup audacieux et décisif.

- La réussite de ce projet aurait décidés les Etats balkaniques hésitants (Grèce, Bulgarie, Roumanie) à rejoindre les Alliés dans la guerre et la défaite rapide de l’Empire Ottoman, déjà vaincu en 1912, s’en serait inéluctablement suivie.

- La prise de Constantinople, dès le début du conflit, aurait porté un coup terrible au moral des Etats germaniques, déjà ébranlés dans leurs certitudes par la bataille de la Marne et la résistance de la Serbie. (Ludendorff, le principal stratège allemand, reconnut par la suite que cela aurait pu raccourcir la guerre de deux ans)

- Du côté du front principal en France, la situation était bloquée. Toute tentative de percer était vouée à l’échec, malgré l’obstination des généraux alliés qui coûta inutilement la vie de centaines de milliers de soldats français et britanniques, et ce, jusqu’aux mutineries de 1917 dues à cette stratégie imbécile. Il était donc nécessaire d’ attaquer « le ventre mou » des Puissances Centrales, autrement dit la Turquie et particulièrement la presqu’ile de Gallipoli qui protégeait la capitale du coté méditerranéen, mais qui n’était alors défendue que par deux divisions.

Et d’emblée, on envisagea une attaque combinée terrestre et navale, mais le ministre de la Guerre du Royaume-Uni, le prestigieux Lord Kitchener, déclara qu’il n’avait pas de troupes disponibles, puis accorda une division, la 29e, prête à partir en février, les navires pour la transporter à quai. Puis il se ravisa et on annula tout. Churchill trouva alors une solution de rechange en obtenant l’accord de Venizelos, le Premier ministre grec, pour débarquer plusieurs divisions sur Gallipoli, et de ce fait entrer en guerre contre l’Empire Ottoman. La déportation par les Jeunes-Turcs de plusieurs centaines de milliers de Grecs d’Asie Mineure en 1914 n’était pas oubliée. Mais c’est alors que le Tsar, voulant empêcher à tout prix l’entrée des Grecs à Constantinople, mis son veto à cette intervention. En effet, les Alliés lui avaient promis qu’ à l’issue du conflit, il obtiendrait l’annexion de la « Deuxième Rome », un vieux rêve russe...Et là Churchill, dans ses mémoires sur la Grande Guerre rédigées dans les années vingt, (et qui viennent d’être publiées en français) a un cri du cœur : « N’y avait-il alors aucun doigt pour écrire sur le mur, aucun spectre d’aïeul pour faire surgir, devant ce malheureux prince, l’image de la chute de sa Maison, de la ruine de son peuple - de la cave sanglante d’Ekaterinenbourg ? ». Ekaterinenbourg, c’est la ville dans laquelle la famille impériale fut assassinée en 1919 par les Bolchéviques, mais par ses décisions à courte vue dont celle évoquée ici, le Tsar a bien scié les branches sur lesquelles il était assis, malheureusement en entrainant avec lui des millions de victimes et indirectement le peuple arménien.

Et suite à l’échec du 18 mars (« ne pas persévérer - là fut le crime », écrit Churchill et le grand expert en stratégie Sir Basil Liddell Hart exprima la meme opinion) le gouvernement Jeune-Turc, qui s’apprêtait à fuir la capitale, cria victoire : la plus puissante flotte du monde avait rebroussé chemin ! Les conséquences en furent fatales pour les Arméniens : le plan d’extermination déjà élaboré les mois précédents, fut mis en application. Dans son dernier ouvrage rédigé avec Yves Ternon, l’historien Raymond Kevorkian date cette prise de décision entre le 22 et le 25 mars, moins d’une semaine après la retraite des navires alliés ! Et dès la fin mars, les Turcs « testèrent » la faisabilité du plan de déportation en commençant par la ville de Zeïtoun, ordre auquel leurs valeureux habitants se soumirent sur injonction du Catholicos de Cilicie, qui espérait ainsi préserver la vie des Arméniens de cette province, une illusion...
Or, si Constantinople avait été conquise en mars, comme cela était possible, la fuite du gouvernement Jeune-Turc aurait forcément perturbé la réalisation du projet criminel. Des massacres se seraient sans doute produits, ne serait-ce que pour faire payer aux Arméniens la chute de leur capitale si difficilement conquise en 1453, mais l’organisation du génocide aurait probablement été enrayée. On ne peut commettre un tel acte en quelques jours, et les Turcs, en ayant les mains libres, précisément à cause de la reculade du 18 mars, mirent pourtant des mois pour accomplir leur crime, qui se poursuivit jusqu’en 1916.

A contrario, le débarquement allié du 25 avril tombait trop tard. La rafle de l’élite arménienne datait de la veille, avec tout ce qui s’ensuivit. Et de toute façon, l’échec de ce « plan B » était prévisible, les Turcs et leurs cadres militaires allemands, prévenus de l’attaque, avaient renforcé leur défense et avaient triplé le nombre de leurs divisions dans la péninsule et ils tenaient les hauteurs très escarpées.

Quant aux Alliés, les conséquences de cette campagne mal organisée dès le début, furent exactement à l’opposé du but poursuivi : on voulait tendre une main secourable à la Russie, on échoua complètement, et cela se termina par la Révolution et le retrait des Russes du champ de bataille ; et d’autre part, suite à cet échec, la Bulgarie entra en guerre en septembre 1915 du côté germano-turc, ce qui provoqua l’effondrement de la Serbie et surtout, la jonction territoriale entre l’Allemagne et la Turquie, laquelle put ainsi être secourue en armes et munitions et continuer la guerre jusqu’en 1918. Non seulement on ne réussit pas à relier entre eux les Alliés, mais ce sont finalement les Puissances Centrales qui se retrouvèrent d’un seul tenant, de Bruxelles à la Mecque.

Pour qu’un génocide « réussisse », comme c’est le cas en accidentologie, il faut une conjonction de causes. Pour le peuple arménien, la dernière de ces causes fut l’échec du 18 mars 1915, le signe maléfique du Destin.

par le mercredi 18 mars 2015
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