MAITRE BERNARD JOUANNEAU Rubrique

La discrimination plane sur la CEDH


Avis partagés au sein de la CEDH :

I-1. Bien qu’ils donnent tous les deux satisfaction à Dogu PERINCECQ, les deux arrêts rendus par la CEDH les17 décembre 2013 et 15 octobre 2015 ne se ressemblent pas. Le premier ayant donne lieu à d’abondants commentaires, c’est au second que nous nous attacherons ici,

A l’origine, la Cour avait été saisie par cet homme politique turc DP à la suite des condamnations prononcées contre lui par les tribunaux helvétiques, par suite des propos publics qu’il avait tenus à LAUSANNE en 2005, lors de trois conférences qu’il a données en présence de citoyens suisses, d’origine turque : propos dont il convient de retenir les suivants :

I -2. “Le mensonge du “genocide arménien“ a été inventé pour la première fois en 1915 par les impérialistes anglais, français, et la RUSSIE tsariste, qui voulaient partager l’Empire Ottoman pendant la première guerre mondiale. ....voici la vérité ...il n’y a pas eu de génocide des arméniens en 1915, il s’agissait d’une bataille entre peuples, et nous avons subi de nombreuses pertes “.

3 Le premier avait estimé que la preuve de la réalité d’un génocide n’était pas suffisamment établie, dés lors qu’elle ne résultait que d’un “consensus général“ et non d’une condamnation émanant d’une juridiction internationale compétente

Le second qui n’estime pas avoir à entrer dans cette querelle d’historiens, retient qu’i y a eu de la part des juridictions suisses, une “ingérence illégitime dans la liberté d’expression, sans qu’elle soit nécessaire au maintien d’un juste équilibre dans une société démocratique »

I- 4. La différence tient aussi au fait que 7 sur les 17 juges qui composent la grande chambre, se sont déclarés d’un avis contraire à celui de la majorité, alors qu’en première instance, il n’y en avait eu que deux. Cela ne suffit pas à rassurer les victimes de ce négationnisme turc, plus présent que jamais, mais semble ouvrir la voie à tous les négationnismes, à l’exception de celui portant sur la Shoah qui semble, une fois de plus, trouver grâce à STRASBOURG.

I- 5. En l’espèce, la cour n’avait pas à dire “ si la criminalisation de la négation de génocides » ou d’autres faits historiques, peut en principe se justifier. A l’inverse des juridictions constitutionnelles en France ou en Espagne, qui avaient le pouvoir -voire l’obligation -d’examiner dans l’abstrait les dispositions législatives en la matière, la cour, dans une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, est tenue par les faits de la cause. Elle s’est donc bornée à rechercher si oui ou non, l’application de l’article 261 bis al 4 du code pénal suisse, dans le cas du requérant, était “nécessaire dans une société démocratique “ au sens de l’art 10-2 de la Convention.

II - Et pourtant, il s’agit bien du respect de la dignité :
II-1 Selon les juges de STRASBOURG “le droit ici en cause, est celui des arméniens au respect de leur dignité et celle de leurs ancêtres, y compris au respect de leur identité, bâtie autour de l’idée que leur communauté a été victime d’un génocide “ et la Cour admet d’emblée, que ce droit revendiqué partout depuis cent ans par les Arméniens, était bien protégé par l’article 8 de la Convention sur la vie privée.

II -2. mais c’est dans l’objectif du « juste équilibre » qu’elle reproche aux juges suisses de ne pas avoir recherché, entre deux droits conventionnels : celui à la liberté d’expression protégé par l’article 10, et celui au respect de la vie privée protégé par l’art 8, que la Cour s’est finalement déclarée convaincue de ce que les décisions de condamnations qui avaient atteint Dogu PERINCECQ ne l’avaient pas respecté, et qu’elle a penché du côté de l’atteinte à la liberté d’expression.

II-3. Convaincue de ce que les propos du requérant se rapportaient bien à des questions d’ordre historique et juridique, la Cour retient que le contexte dans lequel ils ont été tenus, prouve qu’il “avait pris la parole entant qu’homme politique et non en tant qu’historien ou juriste ...sur une question d’intérêt public faisant déjà l’objet de vifs débats dans la sphère internationale, et appelant une reconnaissance large de la liberté d’expression », sauf si le débat “ franchit les limites et dégénère en appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance “.

Et c’est parce que la Cour n’a pas discerné dans les propos publics de D.P.’’ une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance “ qu’elle s’est prononcée en faveur de la liberté d’expression.

II- 4. En l’occurrence, le requérant n’aurait pas “fait preuve de mépris ou de haine à l’égard des victimes des événements survenus en 1915 . »

On peut déjà se montrer sceptique à cet égard, lorsqu’on lit sous la plume des juges de STRASBOURG que “ DP’ n’a pas traité les arméniens de menteurs, ni usé de termes injurieux à leur égard “ ( N°233) dés lors qu’il avait qualifié la thèse du génocide de “mensonge international“ ( faut-il entendre qu’il ne s’agissait que des anglais, des français et des russes et pas des arméniens ?) Laissant planer un doute sur les victimes elles mêmes, et surtout, sur leurs descendants, une accusation carrément diffamatoire.

II - 5. Mais la grande chambre est allée au-delà même des termes employés en recherchant si intrinsèquement les propos tenus pouvaient néanmoins “être regardés comme une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance à l’égard des arméniens “ rappelant sa jurisprudence concernant la négation de l’holocauste des juifs, elle admet que les propos tenus pouvaient l’être et pourtant,“ elle n’estime pas qu’il puisse en aller de même dans le cas d’espèce ou le requérant s’est exprimé en SUISSE, au sujet d’événements survenus sur le territoire de l’Empire ottoman, quelque 90 ans auparavant “ et cette distance dans l’espace et dans le temps, lui paraît devoir exclure cette intention dolosive envers les arméniens .

III-Ou l’universalité de Droits de l’Homme ne s’accommode pas de sa « géo localisation » dans le temps.
III - 1. C’est évidemment sous cet angle que l’arrêt de la Grande Chambre apparaît le plus contestable, et c’est d’ailleurs celui retenu par les juges qui ont émis un avis dissident.

En quoi l’endroit où sont tenus les propos, peut il avoir pour effet de les édulcorer et de les rendre moins perceptibles par les Arméniens qui sont aux aguets.

Au demeurant c’est à l’humanité tout entière qu’il est porté atteinte, tant il est vrai que tout génocide est d’abord un crime contre l’humanité. Imprescriptible par nature, la répression de ce type de crime est indifférente au temps qui s’écoule, et qui d’année en année, ravive les blessures qu’il provoque.

Si l’on admet avec Yves TERNON et G KEVORKIAN que la négation parachève le génocide sur lequel il porte, il ne peut pas y avoir de rémission à la faveur du temps écoulé et l’atteinte portée à la dignité des victimes et de leurs descendants, demeure à jamais

III -2 Dira-t-on bientôt qu’il n’y a pas lieu de se plaindre d’une telle négation dans les cantons du Valais plutôt que dans le canton de Vaud, parce que la population d’origine arménienne y est trois fois inférieure ? Les 7 juges qui ont émis une opinion contraire, ont insisté sur ce point en rappelant que “l’obligation pour les états d’assurer le respect des droits de l’homme est une obligation erga omnes. Elle incombe à tout état vis à vis de la communauté internationale dans son ensemble, et tout état a un intérêt juridique à la protection des droits de l’homme.

III-3.Au demeurant, c’est l’occasion ou jamais de s’interroger sur cet aphorisme d’où résulterait une pétition de principe, selon laquelle seules les contestations de génocides procédant d’une incitation à la haine ou à la violence envers les victimes, pourraient donner lieu à une condamnation légitime, comme étant une ingérence nécessaire dans l’exercice de la liberté d’expression.

Certes, il est assez fréquent que ce soit le cas, et les législateurs qui ont accepté d’incriminer la négation de génocide l’avaient- ou l’ont eu en perspective-mais d’abord, ils ne l’ont pas dit expressément, ni imposé comme condition de l’application de sanctions.

III-4.Pour beaucoup, et même pour la plupart, il apparaît que FAURISSON était mu par un antisémitisme forcené et congénital, mais moi, qui l’ai vu à l’œuvre et qui a du l’écouter se défendre, ,je puis témoigner de ce qu’il protestait à chaque fois qu’on lui faisait ce grief. Il prétendait avoir - à force de travail-« fait une découverte », et être porteur d’une “bonne nouvelle “. On ne me poursuivait pas parce qu’il était antisémite, mais à raison de l’attente intrinsèque que ses propos portaient aux survivants - ainsi qu’aux descendants - qui ont péri dans la mise en œuvre de la solution finale, ou, pour diffamation, pour avoir accusé l’état d’Israël d’avoir utilisé le “mensonge d’AUSCHWITZ“ pour obtenir des réparations du peuple allemand, et imposer son occupation aux palestiniens.

D’ailleurs on ne voit pas ce que cette précision aurait apporté, alors qu’il existait déjà un texte spécial réprimant l’incitation a la haine raciale.

IV-Revenir à la protection de la dignité :
IV-1 Il faut - selon nous -se résoudre à admettre que l’atteinte portée à la dignité des victimes par le discours négationniste l’est intrinsèquement, sans qu’il soit besoin d’en rechercher les mobiles ni l’intention, en instaurant une présomption simple, susceptible de preuve contraire de la part des véritables historiens.

Dira t on de BENYAMIN NETANYAHOU qui vient s’engager dans la voie du révisionnisme, en déclarant à la tribune du 37° congrès du sionisme international : “HITLER ne voulait pas exterminer les juifs à l’époque, seulement les expulser“ qu’il est animé d’une intention manifestement antisémite, d’une volonté de haine ou de violence à l’égard des juifs ? (« si lui le dit, c’est que c’est vrai, et HITLER n’est pas si coupable que cela “dixit Élie BARNAVI « ) il suffirait qu’il ait tenu ces propos dans une autre enceinte que celle du territoire d’ISRAEL, pour qu’il fasse l’objet de poursuites, sans qu’il soit besoin d’établir qu’il était animé de sentiments antisémites, puisqu’il semble qu’il n’était animé que d’une simple volonté politique.
Rien ne justifierait qu’on lui promette un sort différent de celui réservé à D PERINCECQ et à R FAURISSON.

IV- Sans chercher à « sonder les reins et les cœurs.... »
IV-1 Le temps est venu de se débarrasser de cette conviction qui ne repose que sur une présomption simple, pour s’en tenir au sens des mots et à la portée qu’ils ont à l’oreille et dans le cœur des victimes.

À défaut de s’installer dans un état de demi-droit dans lequel seule la MEMOIRE de la Shoah - parce qu’elle est venue du fond des âges et qu’elle a laissé sur toute la surface de la terre des traces indélébiles- mériterait d’être protégée, et pas celle des autres victimes de génocides, qui n’auraient pas cette origine ancestrale et cette répercussion universelle.

Qui ne voit que c’est un pas infranchissable qui conduirait à l’instauration légale et jurisprudentielle de la pire des discriminations ? C’est d’ailleurs là qu’on attend la décision du Conseil Constitutionnel saisi d’une nouvelle Q.P.C. sur l’art 24 bis de la loi sur la presse au nom de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui instaure le principe de l’égalité de tous devant la loi.

La CEDH s’est bien gardée de le franchir, tout en laissant planer un doute quant à l’incrimination des autres génocides du XX siècle, qu’il s’agisse de celui des tutsis en 1994, de celui des bosniaques en 1992, ou de celui des khmers rouges en 1979 Il ne paraît pas qu’une telle vision reflète les valeurs universelles consacrées par la convention“.

V- Le détour par les conventions internationales :
V. -1.Sortant alors de leur contexte local suisse, les propos incriminés, la Cour s’est estimée tenue d’examiner si l’ingérence résultant des poursuites engagées contre PERINCECQ étaient imposée par les obligations internationales de la SUISSE.

Elle se déclare à cet égard non convaincue que ce soit le cas. C’est sans doute le seul point sur lequel on peut se déclarer d’accord avec l’arrêt rendu, mais cet examen était superflu (il répondait sans soute à un moyen soulevé par les intervenants ) car précisément, le “ besoin social impérieux“ susceptible de justifier l’ingérence ou de la rendre nécessaire, s’entend des circonstances locales particulières d’ordre social, et non d’ordre international.

V-2. Sous cette réserve, l’examen de l’article de la convention de NEW YORK sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale, auquel la Cour s’est livrée, nous paraît juste, en ce qu’il n’impose pas formellement et expressément adoption de dispositions répressives par les états signataires, incriminant la négation de génocides, mais seulement la diffusion d’idées racistes et l’incitation à la haine et à la violence.

V -3. Les autres textes internationaux, (protocole additionnel à la convention sur la définition et la répression des génocides (1948) le pacte international des droits culturels et patrimoniaux (1992) ni aucune règle de droit international coutumier en vigueur ) ne contiennent non plus une telle obligation.

V-4 Quant aux obligations résultant de la décision-cadre du conseil des ministres de l’Union Européenne ( JAI /913/ du 28 nov 2008) elles ne sont applicables qu’aux états membres dont la SUISSE ne fait pas partie.

On notera que la Cour s’est abstenue de se prononcer sur la qualification historique et juridique des massacres survenus en 1915 dans l’empire Ottoman et c’est sans doute ce qui aura contribué à rassurer les autorités arméniennes qui ont éprouvé dans le nouvel arrêt une certaine satisfaction. La rédaction de l’opinion dissidente des juges minoritaires -dont celle du président- leur apporte effectivement cette consolation en indiquant : “ que les massacres et déportations subis par le peuple arménien étaient constitutifs d’un génocide relève de l’évidence. Le génocide arménien est un fait historique clairement établi, le nier revient à nier l’évidence “ .

Rien n’interdit de penser que telle était àussi l’opinion des dix autres juges qui n’ont pas voulu l’exprimer, puisque pour eux : Telle n’était pas la question.

Distinguer l‘Histoire de la Mémoire.
Tant qu’il subsistera des victimes directes de génocides, ou des descendants d’une ou deux générations qui puissent se dire les héritiers des victimes, l’histoire des génocides leur appartient, non pas qu’ils puissent l’écrire ou la façonner à leur gré pour attirer la compassion ou obtenir quelques réparations, mais parce que l’histoire est d’abord leur MEMOIRE, et comme telle, constitue l’un des éléments essentiels de leur vie privée constitutifs de leur dignité. A ce titre, elle doit leur conférer le droit de ne pas l’occulter, la déformer grossièrement, ni tenter de la justifier.

Qu’il s’agisse d’un droit de la personnalité ou bien d’une conséquence de la reconnaissance qu’impose leur dignité, elle doit leur conférer personnellement, et par l’intermédiaire des associations auxquelles ils auront adhéré, le droit de s’en prévaloir pour en obtenir le respect, que ce soit au moyen de réparations financières, ou en nature, telles, que des mesures de publicité qui s’apparentent à l’exercice du droit de réponse. La sanction pénale sous forme d’amendes ou de prison ne s’impose peut être pas d’évidence, et l’on doit pouvoir les remplacer par des peines de substitution qui aient une signification, assorties de peines d’interdiction de récidiver.

L’intervention de « l’Humanité » :
L’intervention d’un représentant de l’humanité qui reste malgré tout, la victime désignée de ces crimes du même nom, conforterait les victimes dans leur action, d’autant que la porte des actions de groupe devrait leur être ouverte.

Pour cela, il faudrait franchir le pas, consistant à intégrer ce droit dans la déclaration des droits de l’humanité qui vient d’être présentée au président de la République par le CAP 21, à l’initiative de Mme Corine LEPAGE, et à inviter les 193 états membres de l’ONU à adhérer à la charte des droits fondamentaux de l’humanité, qui ne demande plus qu’une signature.

La communauté des nations devrait pouvoir s’entendre au moins à une majorité qualifiée pour reconnaître, discerner et qualifier les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide, sans qu’il soit besoin de confier cette mission aux parlements nationaux ou aux juges qui auraient alors seulement à vérifier la qualité de victimes des demandeurs et l’existence d’une telle reconnaissance, au besoin à l’aide des travaux de recherches des scrutateurs de la MEMOIRE qui sont appelés à devenir ultérieurement des historiens .

Cette intervention avisée des chercheurs, et ces actions des victimes, seraient strictement limitées aux génocides ayant visé et atteint les peuples ou des groupes de personnes ; la vie durant des victimes, et deux générations après. On éviterait ainsi de bouleverser et remettre en question l’histoire de l’humanité, il est vrai que dans ce cas de figure, les descendants des esclaves et des victimes de la traite négrière n’auraient pas accès à ce type d’action, ni les protestants pour la Saint Barthélémy, ni les victimes des guerre de religion, ou de la « guerre de Vendée » ; mais on aurait au moins répondu à une revendication légitime empêtrée dans les filets de la liberté d’expression et de la recherche scientifique, et on en tirerait l’avantage que des pays comme les États-Unis devraient accepter d’entrer dans le cercle de la défense de l’humanité.

Nous sommes loin de la prudence et du pragmatisme sourcilleux et pointilliste d’une part majoritaire de la cour européenne, mais nous approchons sans doute les rives de la sagesse, de la paix, et de la réconciliation entre les nations qui était en perspective de la Convention, plus sûrement qu’avec la jurisprudence qui vient de s’installer.

Bernard JOUANNEAU
Président de MEMOIRE2000=

par le vendredi 20 novembre 2015
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