Raymond H. Kévorkian Rubrique

La guerre autour du Haut-Karabagh : la fin de la logique des blocs


La logique des blocs, héritée de la Guerre froide, continue de formater les esprits des élites politiques, militaires et économiques du monde occidental et, bien entendu, les médias. Le statut singulier de la Turquie au sein de l’OTAN pèse de tout son poids dans les esprits. Beaucoup ont observé une évolution de la politique intérieure et régionale de la Turquie qui les inquiète mais — à l’exception notable de la France d’Emmanuel Macron — n’en tirent pas les conséquences ou peinent à les accepter.

Dans la guerre qui nous interpelle depuis une dizaine de jours autour du sort de la République d’Artsakh, plus communément appelée République autoproclamée du Haut-Karabagh, les raisonnements suivent encore un chemin inspiré par la logique des blocs. La Turquie est membre de l’OTAN - donc notre alliée - et, par conséquent, il est problématique de lui signifier ouvertement nos griefs. De l’autre côté, l’Arménie et le Haut-Karabagh se trouvent être associés au bloc Eurasiatique mené par la Russie. Or, le conflit qui se déroule sous nos yeux dépasse largement ce schéma ancien car il met au prise une Arménie confrontée à un défi sécuritaire majeur et une Turquie qui a démontré ces dernières années un activisme pour le moins dangereux.

Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire de son attitude ambiguë en Syrie où elle a soutenu les djihadistes de tout poil avec un cynisme non dissimulé, ou encore comment elle est parvenue à convaincre les « alliés » américains d’évacuer ses troupes du Nord-Est syrien, ouvrant la voie à une prise de contrôle des zones kurdes de Syrie où elle a instauré un régime de terreur dernièrement documenté dans un rapport le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU. Historien, spécialiste des violences de masse et en particulier du génocide des Arméniens, je travaille depuis longtemps sur les questions de violence en Turquie et sur les pratiques de l’État turc à l’égard de ses minorités. Cette expérience m’inspire quelques réflexions sur les racines du conflit actuel.
D’aucuns se sont demandés qui avait pris l’initiative de lancer cette guerre, alors qu’un examen élémentaire de la situation sur le terrain, comme des déclarations guerrières de l’Azerbaïdjan et de la Turquie ne laissaient guère de doute. Il a ensuite été question de prouver que des djihadistes « pro-turcs » originaires de Syrie avaient été envoyés combattre les Arméniens depuis la Libye et la Turquie. L’étape suivante a consisté à démontrer que la Turquie était directement impliquée dans les opérations militaires contre le Haut-Karabagh via des conseillers et, comme il est probable depuis que le chef d’état-major azéri a été démis voici quatre jours, la direction des opérations. Une brève apparition meurtrière de F16 turcs, évidemment pilotés par des officiers turcs, dans l’espace aérien de l’Arménie, rapidement dénoncée, a probablement convaincu Ankara de se faire plus discrète pour ne pas risquer une intervention directe de Moscou qui a un accord de défense avec l’Arménie (mais pas avec le Haut-Karabagh, du fait de son statut de zone grise).

Au final, pourquoi la Turquie s’est-elle engagée dans cette « aventure » ? Outre le contexte international propice, ce pays partage avec l’Azerbaïdjan, que le régime jeune-turc de triste mémoire a porté sur les fonds baptismaux en 1918, un héritage génocidaire. D’Edirne à Bakou, ces proto-fascistes, ainsi que les définit un historien suisse, ont construit leurs États en exterminant les populations arméniennes et en menant une politique d’élimination et de répression de leurs minorités, obsédés par une pureté raciale qui perdure jusqu’à nos jours. Le catalogue des exactions commises contre les « ennemis intérieurs » arméniens, syriaques, grecs, juifs, alévis, yézidis, kurdes sont sans nombre et émaillent toute l’histoire du XXe siècle. Au risque de paraître culturaliste, je pense qu’une bonne partie de la société turque est contaminée par une culture de la violence qui est encore à l’œuvre aujourd’hui.

Concernant la situation actuelle, pour les observateurs expérimentés, il ne fait guère de doute qu’à travers cette guerre imposée aux Arméniens, la volonté commune de l’Azerbaïdjan et de la Turquie est d’exterminer leur voisin et de faire la jonction entre les deux pays. Côté arménien, on est parfaitement conscient de l’obsession génocidaire des adversaires. Nous payons aujourd’hui, au Haut-Karabagh et ailleurs, l’incapacité des vainqueurs de la Première Guerre mondiale à punir les criminels turcs auteurs du génocide des Arméniens. Ce pays s’est développé durant des décennies avec l’ambition de se moderniser, adoptant même quelques signes de laïcité, tant vantés par leurs admirateurs européens. Il faut tout de même rappeler que le régime jeune-turc a largement inspiré les Nazis, grands admirateurs des méthodes employées par leurs voisins pour « résoudre » les questions de minorités. Ce régime a aussi été un allié des Nazis qui n’attendait que la chute de Stalingrad pour rentrer au Caucase et finir le travail.

Aujourd’hui, qu’observons-nous ? Un échec turco-azéri dans les combats frontaux des premiers jours, à la suite de quoi le tandem turc s’est attaqué aux localités civiles du Haut-Karabagh. Certains se posent encore la question de savoir qui a décidé de passer à l’usage d’armes de destruction massive. Il n’y a pas de doute à ce sujet, mais les mensonges proférés par les porte-paroles des deux autocrates semblent encore faire de l’effet. Il est possible que dans les jours à venir les assaillants passent au niveau supérieur qui signifiera une guerre totale et une destruction des infrastructures de la région, et plus encore.

L’agressivité de la Turquie en Méditerranée orientale, en Libye et en Syrie, a fini par générer une guerre par procuration contre l’un des plus petits États d’Europe qui a, de surcroît, la particularité d’appartenir au bloc Eurasiatique notamment parce que la Turquie - qui n’a jamais assumé son passé génocidaire - est une menace permanente pour la survie de l’Arménie. Sans doute M. Erdogan a-t-il pensé qu’il pourrait à bon compte offrir à ses concitoyens ultranationalistes une victoire le mettant en gloire, d’autant plus populaire qu’on enseigne en Turquie la haine de l’Arménien dès la maternelle.
Le calcul était sans doute trop optimiste. On ignore comment cette guerre va finir, mais on ne peut pas exclure que David domine Goliath. Dans ce cas, le petit État d’Arménie aura rendu service à la Russie, dont la Turquie conteste le leadership au Sud Caucase, et à l’OTAN auquel elle aura révélé une extraordinaire imposture de l’Histoire, l’intégration d’un État qui n’a jamais été « dénazifié » dont les fondateurs étaient des criminels de guerre auquel a succédé un régime des Frères musulmans. Elle aura enfin contribué à freiner les ambitions d’un État pris d’une fièvre expansionniste.

Dans ces conditions, son appartenance à l’OTAN n’a plus guère de sens et une quelconque solidarité avec la Turquie revient à être complice d’un État criminel qui tente de finir le travail génocidaire. Aujourd’hui, la Turquie n’est plus face à des populations civiles, mais bien devant une armée qui se battra jusqu’au bout.

Raymond H. Kévorkian,
Historien

par La rédaction le mercredi 7 octobre 2020
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