Yves Ternon Rubrique

Intervention sur le parvis des droits de l’homme, place du Trocadéro, le 6 octobre 2004 Le point de vue de Yves Ternon


En Turquie, le négationnisme pousse comme du chiendent. La dernière manipulation du gouvernement est cependant si grossière que l’on imagine mal les commissaires européens tomber dans le piège.
Et pourtant !
On fait savoir que l’on inscrit dans le projet de code pénal une disposition inacceptable pour les Européens : la pénalisation de l’adultère. La commission européenne s’émeut à juste titre. Le gouvernement turc retire cet article et tout le monde de s’émerveiller devant cette preuve d’un progrès vers la démocratie.
Puisqu’elle ne pénalise pas l’adultère, la Turquie serait donc prête à être des nôtres. Oui, mais voilà !
Les jours suivants, le Parlement turc vote à main levée le nouveau code pénal dans lequel le gouvernement a glissé des violations flagrantes des droits de l’homme, dont la plus scandaleuse est cet article 306 qui prévoit jusqu’à dix ans de prison pour les citoyens turcs qui mentionnent la présence de soldats turcs à Chypre ou le génocide arménien comme un génocide.
Est-ce là respecter les critères de Copenhague ?
Il serait temps que les membres de l’Union européenne réalisent que le génocide arménien est l’indicateur du comportement de la Turquie à l’égard de ses minorités religieuses ou nationales, de ses citoyennes et de ses mineurs - dont elle vient de pénaliser les relations sexuelles.
Tous sont dans ce pays victimes de discriminations, en violation du traité de Lausanne de 1923 qui imposait ces règles élémentaires à la Turquie naissante.
Il est vrai que monsieur Erdogan renvoie tous les points d’histoire aux historiens. Peut-être ne sait-il pas que les historiens ont, depuis belle lurette, conclu que les massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman constituaient un génocide, qu’ils en ont apporté les preuves, qu’ils poursuivent leurs travaux pour en étudier les modalités et que ces travaux viennent appuyer l’évidence du génocide ? Revenir sur cette évidence est un acte négationniste.
Alors ?
Pourquoi la Turquie s’acharne-t-elle à nier l’existence du génocide arménien ?
Parce que l’identité turque est fondée sur ce génocide qui a homogénéisé la nation turque.
Parce que les frontières de l’Anatolie ont été fixées par Kemal en 1919 après ce nettoyage ethnique.
Parce que, depuis, l’Etat turc ment à son peuple, ment à ses enfants auxquels la vérité est refusée dans les écoles et que l’on éduque à la pratique du négationnisme.
Parce que la Turquie n’est pas capable d’assumer ce passé ottoman qu’elle a reçu en héritage, un héritage qu’elle revendique à juste titre, mais dont elle veut arracher les pages noires.
Parce que la Turquie n’a pas compris qu’on ne peut gommer un génocide, que c’est la forme la plus grave du crime contre l’humanité et qu’en le niant ce n’est pas seulement la mémoire arménienne qu’elle offense, mais toute l’humanité qu’elle blesse, et l’Europe en particulier.
Le génocide arménien a été perpétré pendant la Première Guerre mondiale, une guerre à laquelle plus de la moitié des nations qui constituent aujourd’hui l’Europe participèrent, une guerre d’enfer dont le dernier cercle fut ce génocide. L’Europe est née, après un accouchement douloureux certes - vingt-cinq années de déchirures -, de cette guerre.
La Turquie fait, comme tant d’autres nations, partie de cette « sortie d’empires » . Nul ne peut se soustraire à la vérité de l’histoire.
Les conclusions sont évidentes.
Les commissaires européens auraient été bien inspirés, aujourd’hui 6 octobre, comme les chefs d’Etat et de gouvernement le seraient, le 17 décembre, de faire de la reconnaissance du génocide arménien une condition préalable et non négociable à toute demande d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
En faisant de cette exigence un véritable droit d’inscription, et non un billet d’entrée, commissaires et chefs d’Etat et de gouvernement signifieraient clairement à la Turquie qu’on ne plaisante pas avec les droits de l’homme et qu’un génocide est une affaire trop grave pour que l’on accepte d’en faire l’objet de manipulations et de compromis.
C’est la dignité de l’Union européenne qui, demain, sera en jeu.
Va-t-elle introduire en son sein un Etat qui n’a pas su se guérir du poison du génocide ou laisser la mémoire arménienne être engloutie dans les égouts du négationnisme turc ?

par le lundi 1er novembre 2004
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Yves Ternon est historien.