FRANCE Rubrique

Transcription du discours du Président de la République, Emmanuel Macron, à l’occasion de l’hommage national de M. Charles Aznavour aux Invalides


HOTEL NATIONAL DES INVALIDES – Vendredi 5 octobre 2018

Monsieur le président de la République d’Arménie,

Monsieur le Premier ministre de la République d’Arménie,

Monsieur le président de l’Assemblée nationale,

Messieurs les présidents,

Monsieur le Premier ministre,

Mesdames et messieurs les ministres.

Votre Sainteté,

Madame la maire de Paris,

Mesdames et Messieurs les membres du corps diplomatique ;

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Mesdames et messieurs les élus

Chère famille AZNAVOUR,

Madame,

Mesdames et Messieurs,

Charles AZNAVOUR aurait voulu vivre un siècle. Il se l’était promis. Il nous l’avait promis, comme un ultime défi lancé à la vie.

L’âge ne l’avait jamais privé de ce fol appétit de vivre, de créer, de chanter, d’aimer, de rire - mais à quelques encablures du seuil, la mort est venue le cueillir sans bruit. Et nous avons été surpris. Et nous avons été tristes, car nous n’avions pas l’habitude que sa volonté légendaire ne s’accomplisse pas.

Ce vide soudain laisse apparaître une évidence jusque-là obscure : pendant près d’un siècle, c’est lui qui nous aura fait vivre. A nos fragilités secrètes, à nos émotions fugitives, à nos mélancolies et à nos espoirs, il aura tendu ce miroir consolateur qui, pendant tant et tant de décennies, aura rendu notre vie plus douce, nos larmes moins amères, nos joies plus légères.

Ses chansons ne furent jamais ces rengaines d’un été qui amusent et qu’on oublie ; elles furent pour des millions de personnes un baume, un remède, un réconfort. C’est ce compagnon de route qui nous quitte, ce conteur fraternel qui chantait à hauteur d’homme la vérité de nos existences, prenant sa part des peines ordinaires, des deuils du quotidien et du temps qui passe. Ce temps qui passe, il en parlait avec une intensité particulière dont nous sentions qu’elle venait de loin, non pas de la tristesse simplement mais de l’expérience de l’exil.

On dit que les années d’exil comptent double : chez AZNAVOUR, la douleur et l’espoir comptaient double. De cela, les Français se sont aperçus bien vite même quand ils n’avaient pas connu l’épreuve du paradis perdu.

Au fil des années, cette présence, cette voix, cette intonation reconnaissable entre toutes, se sont installées dans nos vies et nous ont insensiblement réunis quelle que soit notre condition, quel que soit notre âge. Une vibration commune s’est créée et Charles AZNAVOUR est devenu naturellement, unanimement un des visages de la France.

Un autre Charles, Charles TRENET qui avait tendu la main au jeune AZNAVOUR chantait l’âme des poètes dont la foule distraite fredonne les chansons en oubliant parfois les paroles. Les chansons d’AZNAVOUR sont d’abord des paroles, ce sont des mots qui sont venus nous toucher au cœur, leurs titres ou leurs refrains sont entrés dans le patrimoine commun et une grande majorité de Français sait aujourd’hui spontanément poursuivre quand on commence à dire « Je me voyais déjà » « Je vous parle d’un temps », « J’habite seul avec ma maman », « Hier encore », « Emmenez-moi », « J’ai travaillé des années », « Que c’est triste Venise » et tant d’autres.

C’est là que se vérifie le génie d’un artiste, dans cette consonance profonde qu’il établit avec son public.

Mais nous avons chacun aussi notre AZNAVOUR intime, des chansons que nous cultivons parce qu’elles nous parlent plus particulièrement ou parce que nous y trouvons un autre visage de l’artiste plus secret peut-être ; comme « L’indifférence », ce texte qui ressemble à du VERLAINE chanté sur un tango obstiné ou « Le palais des chimères » qui tient de la chanson des rues et de la balade ancienne. La source de cet accord intime, de ce lien étroit qu’il sut tisser avec la France, cette source à laquelle sans cesse il s’abreuva et qu’il sut faire vivre, ce fut la langue française.

Ce fils d’immigrés arméniens qui ne fit pas d’études comprit instinctivement qu’en France, il est un Etat dans l’Etat, une patrie dans la patrie, un sanctuaire plus sacré que tout, c’est la langue française. Certains héros chez nous deviennent Français par le sang versé mais on devient aussi Français par la langue parlée, par la langue aimée, travaillée, ouvragée, célébrée, aussi Français que KESSEL et GARY, qu’APOLLINAIRE et IONESCO, aussi Français qu’AZNAVOUR.

Cette langue est le viatique que l’école offre à chacun et dont chacun peut saisir les tours et les détours, les nuances et les nervures, les couleurs et les accents ; c’est par là qu’AZNAVOUR devint ainsi Français et même, disait-il, Parisien, ancrant par les mots son imaginaire dans une identité qui n’était pas celle de ses parents, prenant pied dans la longue tradition des conteurs, des poètes qu’il découvrit et aima aussitôt, et recevant le flambeau des mains de TRENET ou PIAF et peut-être plus loin encore de FREHEL et DAMIA.

Cet enfant de la balle devint un gamin de Paris. Et c’est ainsi d’ailleurs que le cinéma d’abord l’utilisa pour la désinvolture un peu taciturne, le verbe bref mais percutant qui, dans les dialogues d’AUDIARD, faisait mouche, pour la fragilité un peu roublarde qui le met à part et, plus tard, pour sa sobriété ambiguë, son inquiétante normalité. Sans jamais prétendre devenir comédien, il put tourner dans 60 films dont nombre sont des chefs-d’œuvre où il est inoubliable.

Il savait, dans sa chair, que la France véritable est celle qui accueille, qui ne se racornit pas dans la peur obsidionale mais continue de vivre dans l’hospitalité et la transmission aux nouveaux venus, dont il n’a jamais oublié qu’il avait fait partie.

Aussi s’est-il toujours tenu auprès de la jeunesse, s’ouvrant aux musiques nouvelles, aux styles, aux voix, aux idées qui ne ressemblaient pas à ce qu’il composait mais faisaient vivre la langue et vivifiaient l’expression musicale. Il écrivit jusqu’au bout pour les jeunes interprètes, prenant la responsabilité de perpétuer, d’aider, de soutenir car il savait que la culture, la langue, la musique française ne mourraient que d’être privées d’oxygène, de renouveau au nom d’une pureté fictive ou d’une vaine angoisse de certains. Il a tendu entre tant de générations un fil incassable.

Telle était sa conception de la France car lui, Français de fortune, ne savait que trop combien la France a partie liée avec l’universel. Il chanta en huit langues mais partout, il porta en français ses chansons auprès de publics qui percevaient dans notre langue des accents qui les touchaient. C’est que la langue française n’est pas seulement le ciment d’une nation mais un ferment de liberté, d’espoir lorsqu’elle ose sa plénitude, c’est-à-dire lorsqu’elle est la langue des poètes, des écrivains, des artistes, des philosophes.

De toutes les vertus, celle qu’il préférait, c’était la fidélité, fidélité à ses parents, à sa famille, à son épouse, Ulla, à ses enfants, à ses amis si nombreux, si divers, anonymes célèbres, Français et étrangers, aux lieux de son enfance.

Fidélité aussi à l’Arménie.

De l’Arménie, il fut le fils, l’ami, l’ambassadeur mais aussi l’enfant prodigue lorsqu’en 1988, il vint au secours des sinistrés du séisme. Ce fut le début de son engagement et il ne devait plus cesser. Il est aujourd’hui porté par la Fondation Aznavour que dirige son fils Nicolas qui perpétuera ce travail. Le bien de l’Arménie et des Arméniens partout dans le monde, l’amitié franco-arménienne, la paix dans la région malgré les blessures de l’histoire, malgré la cicatrice ineffaçable du génocide dont sa chanson « Ils sont tombés » dit sublimement la douleur, tout cela nourrissait ces combats, animait son action mais il fut plus encore.

Pour l’Arménie et les Arméniens, pour ce peuple meurtri, exilé, ignoré et parfois méprisé, il fut l’enfant du pays qui se dresse droit commun un « i » et qui chante comme si sa vie en dépendait, mettant dans sa voix toute la nostalgie et toute la dignité de ceux qui ont tout perdu et par son seul chant, leur rendant le goût de vivre, la fierté d’être ce qu’ils sont, le sentiment d’une grandeur que rien ne peut abattre. Lui qui savait le tragique de l’histoire et qui savait l’espérance, lui que rien n’aurait pu faire plier, donna une voix à ceux qu’on avait voulu faire taire.

Cette fidélité à ses racines nous aura fait mieux ressentir cette part indicible de l’étranger qui vit dans l’âme française. On reconnaît chez lui comme chez KESSEL cet air de Russie, d’Arménie, de Tzigane comme on trouve des airs d’Europe centrale apportés par les violons dans la Pologne inconnue de Wilhelm APOLLINARIS de KOSTROWITZKY et qui s’en viennent mourir dans les « Rhénanes ». Ce qu’eurent de commun, AZNAVOUR et APOLLINAIRE, c’est cela ce « verre qui s’est brisé comme un éclat de rire ».

Mais ce n’est pas seulement de poésie, de culture étrangères qu’il est ici question mais bien de ces vertus étrangères familières et différentes qui ont enrichi le patrimoine français au fil des siècles.

AZNAVOUR a souvent souligné sa dette à l’égard de la France, il a dit aussi ce que l’exil supposait d’oubli et de déchirement, ce qu’il n’a pas dit par modestie, par discrétion, par pudeur, c’est que grâce à lui, l’Arménie avait apporté à la France et que, pour suivre son exemple, je me garderai bien de définir mais auquel je veux rendre ici hommage : à cause de lui, à travers lui, c’est aujourd’hui l’occasion de rappeler ce que nous devons en tant que nation à tous ces Arméniens qui fuyant leur patrie sont venus grandir la nôtre, il ne s’agit pas de diversité, non il s’agit de destins croisés entremêlés et, pour finir, il s’agit de grandeur.

Arméniens de tous pays aujourd’hui, je pense à vous.

Il devait être la semaine prochaine avec nous à Erevan pour ce moment si symbolique que sera le Sommet de la Francophonie, accueilli par l’Arménie. Son absence fera un vide immense. Que l’amitié entre l’Arménie et la France soit digne de ce qu’il nous a enseigné !

On dit qu’au début de sa carrière, Charles AZNAVOUR se trouvait trop petit, pas assez beau, n’aimait pas son timbre ni sa voix et que ses textes et ses chansons furent refusés par les grands artistes auxquels il les présentait et qui parfois lui conseillaient de renoncer. Il n’a jamais renoncé. Par le travail et la volonté, il a imposé à tous son immense talent et, aujourd’hui, il impose à tous son exemple. Ce n’est pas seulement un exemple de détermination ; c’est d’abord un exemple d’amour et de passion, passion des autres, passion des mots, passion de la France. Nous sommes décidément le Pays de Cyrano de Bergerac où rien ne résiste au génie du verbe, au panache, où la beauté vient à ceux qui savent chanter et écrire, où tous nous vibrons à l’unisson d’une langue portée haut.

Je suis certain que, pendant longtemps encore, des millions d’hommes et de femmes connaissant la détresse d’aimer, la douleur de la séparation, le doute des aubes incertaines, la joie des commencements, l’espérance d’un lendemain meilleur entendront soudain naître, dans un coin de leur mémoire, la mélodie lointaine et les mots vrais que ce poète incomparable y a gravés pour adoucir le dur métier de vivre. Et dans le cœur de chacun, il poursuivra son chemin marchant en se tenant droit une main dans la poche avec ce demi-sourire que nous lui connaissions.

Alors, avec nous, il franchira fièrement le seuil de ce siècle qu’ici il n’avait pu accomplir jusqu’au bout pour, enfin, ne plus jamais nous quitter.

Parce qu’en France, les poètes ne meurent jamais.

Vive la République, vive la France.

Emmanuel MACRON

par Stéphane le dimanche 7 octobre 2018
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