GENOCIDE Rubrique

En avril, lire ou relire les témoignages…


Quand le 25 avril et les mois suivant les femmes, seules, ont organisé la sauvegarde des enfants…

Un extrait de :
Berdjouhi

« Jours de cendres à Istanbul »

Récit traduit de l’arménien par Armen Barseghian.

Collection : Diasporales

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“Depuis que j’avais quitté Zaro et que j’étais revenue chez moi, j’appliquais mes résolutions : d’abord prendre soin de mon fils, puis de ma santé. La vie reprenait, en apparence, son cours normal.
Je voulais trouver du travail afin de subvenir à nos besoins. Je cherchais du travail à domicile pour ne pas laisser seul le tout-petit. Je ne savais pas coudre mais je pouvais assez bien broder.
Tous les jours, lors de notre promenade habituelle, j’entrais dans les boutiques de lingerie féminine pour demander s’il y avait de l’ouvrage pour moi.
La réponse était toujours négative. On n’avait besoin de rien.
Un jour cependant, une commerçante me proposa de broder des initiales sur des mouchoirs. J’acceptai avec joie, mais pour pouvoir emporter les mouchoirs, je devais donner une caution qui me serait restituée par la suite. Cette femme qui ne me connaissait pas ne pouvait pas me faire confiance en me remettant les mouchoirs.
Je fis signe que j’acceptais et j’ouvris mon sac. J’en retirai tout ce qui s’y trouvait et constatai que je n’avais pas ce que cette dame me demandait. Je fouillais de nouveau mon sac, mais en vain. La somme que me demandait la commerçante n’était pas importante et je croyais l’avoir sur moi — je n’ai jamais su combien d’argent j’avais — mais je dus avouer que je n’avais même pas cette modique somme.
La dame, debout, observait attentivement mes recherches. En voyant mon stylo en or, elle me dit d’un ton dégagé :
« Cela ne fait rien, si vous n’avez pas sur vous cette somme, confiez-moi votre stylo en attendant de me remettre l’argent. »
Je la regardai avec reconnaissance et lui remis mon stylo.
Les mouchoirs qui m’étaient confiés étaient des carrés d’un tissu très fin, presque transparent, bordés de dentelle et c’était dans l’un des coins que je devais broder les initiales.
Je n’avais jamais exécuté ce type de broderie. Je passai la journée à faire des essais sur différents tissus jusqu’à obtenir une initiale présentable. Le travail était urgent. Je travaillai toute la nuit et le lendemain, avant l’heure convenue, je livrai les mouchoirs.
C’était mon premier travail rémunéré.
La boutiquière ne manifesta aucun signe de satisfaction. Les sourcils froncés, elle vérifiait et hochait la tête comme si sur ces petits carrés était inscrite une question à laquelle elle répondait par un « non ». À cette vue, je pensai avec inquiétude qu’elle ne me donnerait plus d’ouvrage.
Je m’étais trompée. Au lieu de douze mouchoirs, elle m’en remit le double avec la recommandation de les livrer le lendemain dans la soirée.
J’appris par la suite qu’elle me payait très en dessous des prix pratiqués. Elle avait sans doute pris un air mécontent à seule fin de m’ôter l’audace de réclamer une meilleure rémunération. Je n’y pensais même pas. C’était la première fois que j’allais vivre avec mon enfant de mon seul travail. C’était pour moi nouveau et agréable.
Je me risquai par la suite à rappeler à la commerçante le stylo que j’avais laissé en caution et la priai de me le rendre en me payant moins que ce qu’elle me devait.
« Il n’est pas ici, dit‑elle, je crois que je l’ai emporté à la maison, je ne me souviens pas bien où je l’ai mis. Je vous donne du travail, vous pouvez vivre avec ça. Ce n’est pas assez, qu’est‑ce que vous voulez encore ? »
Ces paroles me firent une impression si désagréable que je ne fis plus jamais allusion à mon stylo. Elle avait raison. J’avais un travail presque assuré et le stylo ?… Qu’allais-je en faire ? Ce genre d’objets et les douceurs de la vie étaient désormais réservés aux autres.
Les policiers en civil chargés de me suivre changeaient souvent. Le dernier était un homme âgé qui était las et sans doute vexé d’avoir à surveiller une personne aussi insignifiante que moi. Je me trompais peut-être, mais il me semblait que ce vieil homme n’avait pas l’air méchant et qu’il me considérait avec une certaine sympathie.
Son visage s’éclairait seulement lorsque nous nous dirigions vers les rochers de Nechan-Tache, d’où l’on voyait la mer. Le vieux s’attablait au café en bordure de mer. Les yeux mi-clos, il rêvait en fumant son narguilé. À ces moments‑là, il oubliait probablement notre présence, mais aussi tout son être, tout l’univers. Son visage exprimait alors une satisfaction béate.
Je lui donnais tous les jours cette occasion de bonheur. Les beaux jours d’été se succédaient ; mon enfant et moi pouvions rester des heures durant au grand air.
***
Un jour où je brodais, assise auprès de mon fils, mon regard se porta sur une petite fille de trois ou quatre ans qui, debout à côté d’enfants qui jouaient, les regardait. Elle s’approchait de temps à autre et tentait de participer aux jeux des petits garçons, mais à chaque fois ceux-ci la repoussaient doucement.
Une des Turques assises là se leva et s’approcha des enfants. Elle caressa la petite fille avec tendresse et reprocha aux garçons de l’empêcher de participer à leurs jeux.
« Elle ne comprend pas ce qu’on dit, déclarèrent‑ils d’une seule voix. Et on ne peut pas bien jouer quand elle est avec nous.
— Il faut jouer avec elle pour qu’elle puisse parler comme vous, dit la Turque et, se baissant vers l’enfant, elle la questionna gentiment :
— N’est‑ce pas, Arifé, que tu voudrais parler comme eux pour pouvoir bien jouer avec eux ? »
Il était manifeste que la petite Arifé ne comprenait pas davantage ce que disait la dame, mais elle lui sourit et se blottit contre elle comme si elle cherchait protection.
J’observais attentivement la petite. Je l’avais déjà rencontrée par hasard mais la conversation que je venais d’entendre éveilla ma curiosité.
La petite fille n’avait ni les traits, ni les grands yeux noirs caractéristiques des Arméniens. Elle avait les cheveux blonds et de grands yeux presque bleus. Ses gestes étaient délicats et, apparemment, elle avait été élevée dans une famille aisée.
Il est vrai que, dans certaines provinces d’Arménie, il y a des blonds aux yeux bleus, mais toujours avec un type qu’un autre Arménien reconnaît immédiatement. Rien de tel chez cette petite fille. « Elle ne doit pas être arménienne », ai-je pensé et j’ai repris mon ouvrage.
Mais si c’était une petite Arménienne, comment le savoir ?
Je voulais parler à l’enfant mais c’était impossible devant les autres. Je décidai de la suivre pour savoir où elle habitait. Je pourrais peut‑être ainsi recueillir des renseignements.
Tout en cousant, j’observai du coin de l’œil la femme qui s’était rapprochée de la petite et lorsque je vis qu’elle se préparait à partir en lui prenant la main, je rangeai ma broderie et me mis à les suivre avec mon bébé.
C’était une situation comique : je suivais la femme turque et j’entendais derrière moi le pas lourd du policier qui me suivait.
Elle s’arrêta dans l’une des rues qui donnaient sur la mer, devant une habitation assez cossue. Je poursuivis mon chemin après avoir jeté un coup d’œil sur le numéro de la maison et m’arrêtai un peu plus loin devant une boulangerie. Je regardai les petits pains exposés comme si j’hésitais à faire mon choix. Une dame qui portait un costume macédonien, sans doute la patronne, s’approcha et me demanda ce que je désirais. Tout en montrant les pâtisseries que je voulais acheter, je lui demandai si elle connaissait dans ce quartier une famille qui désirait louer une chambre. Je cherchais une chambre bien aérée avec vue sur la mer.
« Par exemple, n’y aurait‑il pas une chambre dans cette maison ? dis‑je en montrant celle où la Turque était entrée. Elle correspond exactement à ce que je recherche. »
Il est courant en Orient de bavarder avec les commerçants, particulièrement avec les boulangers.
« Oh ! me répondit le boulanger lui-même qui, ouvrant la porte, m’avait entendue. Les gens qui habitent dans cette maison ne louent pas de chambre. C’est vrai, c’est une grande maison. Ils n’ont pas d’enfant et ils sont riches. Mais un peu plus bas, voyez‑vous, cette maison jaune et blanche, vous y trouverez probablement ce que vous cherchez.
— Pas d’enfant, dites‑vous ? répliquai-je, la curiosité me rendait indiscrète, et pourtant, tout à l’heure, une dame est entrée dans cette maison avec une petite fille. C’est une très jolie petite, c’est pour cela que je l’ai remarquée.
— Ce n’est pas leur enfant, me répondit l’homme, elle vient de leur être confiée. »
La femme jeta un regard de reproche à son mari et, se tournant vers moi, me dit d’une voix ferme :
« C’est leur fille spirituelle, l’enfant d’un ami, mais cela ne nous regarde pas. »
La femme avait peur et elle avait raison. En ces jours, il fallait se garder de trop parler, surtout avec une inconnue.
Je voulais leur inspirer confiance en parlant un peu de moi. Je voulais surtout leur faire savoir que j’étais arménienne. Les Macédoniens avaient eu presque le même destin que les Arméniens et les deux peuples avaient beaucoup de sympathie l’un pour l’autre. Je déclarai :
« Je suis arménienne, c’est dire qu’il ne m’est pas difficile de deviner d’où vient cette petite fille, surtout de nos jours. »
L’homme, à l’insu de sa femme, fit un signe pour me faire comprendre que j’avais deviné juste. La femme, de son côté, me souriait.
« Ce bébé est à vous ? demanda-t-elle avec douceur.
— Oui, répondis‑je dans leur langue, et son père se trouve entre les mains des barbares. »
J’aurais voulu parler plus longuement avec eux. Leurs vêtements, leur langue me rappelaient mon enfance. En effet, j’avais vécu assez longtemps dans leur milieu et joué avec des petits enfants macédoniens.
Afin de ne pas attirer de soupçons sur eux, je ne voulais pas faire durer la conversation plus longtemps qu’il ne fallait pour un achat.
« J’irai demain dans la maison dont vous m’avez parlé au sujet de la chambre, et je m’éloignai.
— Courage, courage », murmura la femme derrière moi.
En rentrant chez moi, je m’interrogeai : si la petite est arménienne, ce qui ne me paraît plus douteux, faudrait‑il la faire évader avec les autres ou la laisser à sa nouvelle vie ? La femme turque qui était avec elle paraissait bonne et de condition aisée. Du reste, les Macédoniens m’ont dit que cette maison qui avait l’air d’un palais lui appartenait. En enlevant la petite du milieu auquel elle semblait habituée, on la mettrait dans une situation troublante et peut-être dangereuse. Avions‑nous le droit de prendre une telle initiative ? Fallait‑il moralement la laisser ou l’enlever ?
Je devrais en parler à Zaro, mais devrais-je vraiment lui révéler ma découverte ? Elle ne voudrait à aucun prix qu’un enfant arménien restât dans une maison turque, fût-elle belle, attrayante, paradisiaque.
Il me fallait donc me déterminer par moi-même en conscience. Aurais-je admis que mon fils serrât et embrassât une personne qui, même si elle n’avait pas trempé ses mains dans le sang, avait considéré avec indifférence les barbaries commises par ses compatriotes ? Aurais-je accepté qu’il appelât « papa » quelqu’un qui peut-être…
Cette seule pensée me fit frissonner et je me répondis : « Il faut que nous enlevions également cette petite fille, même s’il y a danger pour elle, même s’il y a danger de mort ».
***
Durant toute la nuit, je me demandai comment joindre Zaro. Je ne pouvais ni lui écrire, ni aller chez elle. Sirarpie, en dépit de sa promesse, n’était pas venue me rendre visite sur la terrasse de Nechan-Tache. Si nous devions enlever les enfants, il nous fallait trouver un moyen pour libérer aussi cette petite fille.
Devais-je me rendre à l’adresse indiquée par Zaro ? Devais-je considérer que cette question faisait partie de ce qu’elle qualifiait d’important ? Devais-je aller chez Miss Richardson pour la prier de parler à Zaro au sujet de la petite ? Et si Zaro se fâchait, si mon initiative nuisait à quelqu’un ?
Mais comment n’y avais-je pas pensé ? Il fallait aller à l’établissement de bains comme si je voulais me laver, je parlerais à Horop qui en informerait Zaro, laquelle ferait le nécessaire.
Le matin, au lever du jour, je préparai un sac qui indiquait clairement à quel endroit je me rendais. J’installai le bébé dans son berceau de telle sorte qu’en se réveillant et en essayant de s’asseoir pour me voir, il ne pût pas tomber, et je descendis dans la rue.
Il n’y avait personne alentour et le vieil homme n’était pas encore là, et même s’il avait été là et m’avait suivie jusqu’aux bains, cela ne lui aurait pas paru suspect.
Horop n’était pas encore déshabillée lorsque j’arrivai dans l’établissement. Les femmes pauvres viennent prendre leur bain de bon matin, des domestiques, des employées de magasin qui se lavent seules sans l’aide d’une tellak.
Je saluai en turc la patronne, passai devant Horop comme si je ne la connaissais pas et me rendis dans la salle servant de vestiaire. Au moment où j’entrai dans le bain, j’entendis Horop qui criait derrière moi :
« Hanoum ! Hanoum ! si vous voulez être lavée, dites-le pour que je me prépare. »
Je répondis par l’affirmative. Il y avait peu de femmes qui se lavaient. Une Éthiopienne lavait son bébé qui criait en se débattant. Les bulles de savon paraissaient encore plus blanches sur ces deux corps sombres.
Devant un robinet, deux femmes parlaient en grec en même temps avec animation.
Peu après entra Horop. Elle plaça sa petite chaise en bois près de moi et commença à me laver les cheveux.
« Quelles nouvelles, Sona ? »
Je parlai de la petite fille :
« Elle doit être arménienne même si elle n’en a pas le type », dis‑je et j’en fis la description.
Horop, troublée, me tira vivement les cheveux.
« Des cheveux blonds, des yeux bleus, une petite de trois ou quatre ans, dis-tu ?
— Oui, répondis‑je, en portant mes mains à mes cheveux pour les dégager. Et alors ?
— On a reçu une lettre d’un missionnaire américain de Sivas. Là-bas, le docteur Adilian a été tué par les Turcs. Sa femme, qui est suédoise, a été grièvement blessée en défendant son mari et se trouve actuellement à l’hôpital américain. Leur petite fille a été enlevée et emmenée à Istanbul par un officier nommé Sabaheddine. Nous avons beaucoup cherché, Zaro, d’autres personnes et moi, mais nous n’avons pas trouvé trace de la petite. Nous avons interrogé une quantité de femmes turques dans les établissements de bains et aussi à l’extérieur, mais pour rien. Nous étions découragées. Il y a autant d’officiers portant le nom de Sabaheddine que de cheveux sur ma tête ! Pourvu que ce que tu dis se confirme ! On dit que la mère de la petite fille est devenue à moitié folle mais on espère que la vue de son enfant la sauvera. Lorsque la situation sera un peu meilleure, on fera venir Madame Adilian à Istanbul.
— Il faut d’abord nous informer, nous assurer que l’enfant est bien arménienne — et je lui parlai des boulangers macédoniens. Il est facile de leur parler et de leur inspirer confiance.
— Tu connais les rapports de leurs dirigeants politiques avec les nôtres. Si nous les avons avec nous, le reste sera facile. J’ai appris que le projet d’enlèvement des enfants avait été reporté pour quelque temps. »
Samathia, désormais, n’était plus un lieu sûr depuis la tentative d’arrestation de Bedikian. Il était probable que des perquisitions auraient lieu, bien qu’il ne fût guère au goût des policiers de s’aventurer dans le quartier des pêcheurs et des touloumbadji qui étaient connus pour leur témérité.
Une fois les perquisitions terminées, Samathia redeviendrait un lieu sûr pour cacher les enfants. Pour l’instant, Mélinée aussi était en ville. Zaro l’avait placée en sûreté.
Horop parlait à voix basse, mais comme elle craignait sans doute que je n’attache pas assez d’importance à ses propos — elle avait l’habitude de raconter les faits importants à très haute voix — et afin de les souligner, elle me triturait la tête de ses mains d’acier et me tirait les cheveux dans tous les sens au point que je serrais les dents pour ne pas crier. Je me disais en riant intérieurement : « C’est là mon tribut au patriotisme. »
« Nous allons faire évader Haïgo demain, me dit Horop en me frottant les yeux de ses mains savonneuses. On ne peut pas attendre davantage pour le pauvre petit, il n’a plus que la peau et les os. Son évasion ne fera pas de bruit car il ne s’agit pas de gens importants. Ce sera un jeu d’enfant : le petit est tellement attaché à la jeune fille qui s’occupe de lui, que si elle lui disait : « Viens, nous devons partir », il la suivrait sans se retourner. Une voiture stationnera à proximité pour conduire le garçon dans un petit village situé sur le Bosphore, chez une famille de parents éloignés. L’enfant a besoin de nourriture, d’air et surtout d’amour. Il est squelettique. Si nous attendons encore, il ne pourra même plus sortir dans la rue. »
L’établissement s’emplissait peu à peu de monde. De temps à autre, Horop me parlait en turc à haute voix :
« Tiens ta tête droite et ne bouge pas, Hanoum, ça me casse le bras. Ton savon n’est pas de bonne qualité, il ne mousse pas. »
Les femmes qui venaient dans l’établissement devaient penser que j’étais une très mauvaise cliente pour Horop. Elle soupira bruyamment, comme si elle était libérée des travaux forcés, prit sa chaise et alla laver une autre femme qui l’avait appelée.
***
Le vieux policier sembla surpris en me voyant. Afin de satisfaire sa curiosité et montrer qu’il n’avait pas failli à sa tâche, je tenais ostensiblement mon paquet de linge. Du reste, mon visage était rouge comme une écrevisse à la suite des soins prodigués par Horop.
Lorsque j’arrivai chez moi, j’avais la tête dans un étau, comme si les doigts d’acier d’Horop y avaient été plantés. J’avais cependant l’âme sereine, apaisée à l’idée de contribuer à la libération d’un enfant. »

par Stéphane le jeudi 16 avril 2020
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