RAFFI KALFAYAN Rubrique

Arménie : zone de danger


La décision de Nikol Pashinyan de bloquer les tribunaux de la République d’Arménie, au nom de la nécessaire purge réformatrice du système judiciaire, est anticonstitutionnelle, dangereuse et cache mal le fait que nous sommes témoins d’une réaction convulsive de sa part suite à la décision du juge du tribunal d’Avan de libérer sous caution et sous surveillance Robert Kotcharian. Le sort de ce dernier est une obsession permanente et personnelle du premier ministre qui lui fait perdre son sang-froid. Elle pourrait compromettre les transformations positives que Pashinyan a indéniablement apportées dans la vie publique arménienne depuis son accession au pouvoir. L’incarcération humiliante de Robert Kotcharian, nous l’avions écrit en août 2018, était infondée et inutile ; elle n’a eu pour conséquence que d’en faire une victime politique et de réveiller le guerrier qu’il est. Il eut été plus sage de mettre rapidement en place le mécanisme de justice transitionnelle préconisé.
La pression des deux Présidents de l’Artsakh, qui ont mis tout leur poids pour la libération conditionnelle de Robert Kotcharian ajoute un risque supplémentaire, celui de l’exacerbation d’un sentiment anti-Karabaghtsi dans la population d’Arménie soutenant Pashinyan. Sur le plan juridique, la caution de Bako Sahakian et d’Arkady Ghoukasian est au demeurant fort contestable : quel serait le recours du système judiciaire d’Arménie contre ces deux personnes non citoyennes d’Arménie, si jamais Robert Kotcharian ne se soumettait pas aux conditions imposées pour sa libération ?
Cela n’enlève rien au fait que l’appel lancé hier au « peuple » de bloquer l’accès à tous les tribunaux et juridictions du pays est un acte anticonstitutionnel : il viole la séparation des pouvoirs et contredit la prétendue non-ingérence dans le système judiciaire, bien que le premier ministre s’en défende. À 13h30 ce jour il a lancé un nouvel appel au peuple, cette fois-ci pour débloquer les tribunaux.
Que le système judiciaire ait été corrompu, tout le monde le sait, mais de nombreux progrès ont été faits au cours des 25 dernières années tant dans la formation des juges que dans le fonctionnement du système judiciaire. À l’exception de certaines grosses affaires criminelles ou économiques impliquant des personnalités en vue, la très grande majorité des affaires est traitée de manière professionnelle et humaine. Rien ne justifie de réaliser ce coup de force contre le système judiciaire aujourd’hui, de manière aussi brutale et en faisant appel au « peuple ». Il y a une Constitution qui définit les droits et obligations des institutions. Ce n’est pas au peuple de dicter les décisions des juges. Les critères rationnels qui permettraient de mesurer la confiance du « peuple » dans sa justice sont difficiles à fixer tant la perception de la justice est subjective, c’est-à-dire personnelle.
Le Président Sarkissian, absent du pays, ne s’y est pas trompé : en pleine nuit il a immédiatement appelé à la raison et au calme la population. Le médiateur des droits de l’homme, Armand Tatoyan, le premier, hier, s’est alarmé des dangers de cette décision. Parallèlement, il a condamné l’agression dont a été l’objet l’ancien leader de la FRA, Hrant Markarian, devant ses petits-enfants alors qu’il se promenait à pied dans Erevan. Cet acte n’est pas anodin. Il est même inédit, car, dans la culture traditionnelle en Arménie, il est un principe sacré d’épargner aux enfants ce type de comportement. Le fait que cet incident ait eu lieu montre une radicalisation dangereuse. Le premier ministre en annonçant que la seconde phase de sa « révolution » commence donne un feu vert à ce type de dérapages. Ce matin même au moins un juge a été agressé physiquement alors qu’il voulait entrer dans son tribunal. Les appels au peuple pour faire pression sur les institutions sont dangereux en ce sens qu’ils participent à cette culture de la violence populaire, qui pourrait vite dégénérer en confrontation sanglante.
L’intervention du premier ministre diffusée sur Facebook, où l’on peut voir réuni autour de lui un groupe de responsables de la République, tels certains ministres, le médiateur des droits de l’homme, le chef de la Police, le chef du service d’enquêtes spéciales, le procureur de la République, le chef d’État-Major, etc.., crée un malaise. Il est flagrant que Pashinyan dirige seul et sans concertation le pays. Les enregistrements vidéo des sessions gouvernementales le montrent régulièrement ; aujourd’hui, les personnes réunies étaient tendues et nerveuses. Le ministre de la Justice, Artak Zeynalian, qui a pris avidement des notes, a découvert les mesures annoncées par Pashinyan alors qu’elles concernent essentiellement son ministère.
Les principaux partis politiques d’opposition, présents ou non au Parlement, ont tous dénoncé la violation de l’ordre constitutionnel.
Devant cet isolement personnel, Pashinyan fait appel au peuple de la République d’Arménie, mais aussi au peuple de la République d’Artsakh pour lutter contre les dirigeants appartenant ou faisant allégeance au précédent régime corrompu. Cet appel montre une fois de plus toute l’ambiguïté de la situation politique entre la République d’Arménie et la République d’Artsakh. Pashinyan, qui, il y a quelques semaines, prétendait ne pouvoir prendre une décision sur l’avenir de l’Artsakh car il n’avait pas été élu par ses habitants, appelle aujourd’hui ces derniers à se soulever !
Alors que les grands défis économiques et sociaux restent plus que jamais vivants, le Premier Ministre joue une carte politique qu’il risque fort bien de perdre, mais c’est surtout l’Arménie qui en sortirait une nouvelle fois affaiblie. Par ses coups de sang anticonstitutionnels, Pashinyan risque de ruiner ses propres efforts, les efforts du Président Sarkissian d’attirer des grands investisseurs internationaux en Arménie, et si le chaos s’installe ce sera le signal de l’émigration massive. Il ne faut pas se leurrer, l’euphorie autour du dynamisme des nouvelles technologies et des atouts réels que l’Arménie a dans ce domaine ne suffira pas à combler le vide du reste de l’économie. D’autant plus que cette population jeune, instruite, talentueuse, et éloignée de la politique, présente la particularité d’être « mondialisée », c’est-à-dire qu’elle a la possibilité de trouver facilement un accueil à l’étranger, où elle pourra prospérer.
Les signes précurseurs de cette personnalité vindicative, autoritaire et contradictoire étaient présents dans son discours du 17 août 2018 (voir l’article de l’auteur sur le site des NAM). Si la situation venait à s’envenimer sur le terrain, les opportunistes et courtisans qui ont rejoint Pashinyan et son parti risquent fort de lui tourner le dos tout aussi rapidement et opportunément, accroissant un peu plus son isolement. Quelle serait alors la prochaine mesure « révolutionnaire » pour contrer les opposants ? Sortir les tanks ?
Raffi Kalfayan
20 mai 2018

par La rédaction le mardi 21 mai 2019
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